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al-Baghdadi, coalition impossible, Erdogan, France, Russie, Turquie

Mardi 24 novembre, un avion de combat russe a été abattu par des tirs turcs. Pour Hadrien Desuin, cette agression reflète les tensions profondes qui traversent la coalition contre l’Etat islamique.
Ancien élève de l’École spéciale militaire de St-Cyr puis de l’École des officiers de la Gendarmerie nationale, Hadrien Desuin est titulaire d’un master II en relations internationales et stratégie sur la question des Chrétiens d’Orient, de leurs diasporas et la géopolitique de l’Égypte, réalisé au Centre d’Études et de Documentation Économique Juridique et social (CNRS/MAE) au Caire en 2005.
Depuis le début de l’intervention russe en Syrie, les incidents de frontières se multiplient entre Ankara et Moscou. Violations de l’espace aérien turc par la Russie, interception d’avions militaires russes par des chasseurs turcs, drone russe abattu le 16 octobre… L’avion de combat russe abattu aujourd’hui par deux F-16 turcs se noie-t-il dans la masse de ces incidents de frontières ou bien est-ce plus grave?Hadrien DESUIN. – Les relations entre la Turquie et la Russie se sont considérablement aggravées depuis que les Russes ont entamé une véritable opération de reconquête de la Syrie au profit de Bachar Al-Assad au mois de septembre. Si les violations de frontières sont courantes, la destruction d’un avion de chasse et la mort des deux pilotes ne sont pas anodins pour Moscou. Les positions radars des avions sont sujettes à caution car leur précision n’est pas si évidente à établir à une telle vitesse et la guerre de communication fait rage. Chacun peut estimer de bonne ou de mauvaise foi qu’il est dans son bon droit.
Cela étant, une violation même répétée de frontière ne justifie pas un tir de destruction, d’autant que les cibles russes ne sont clairement pas en Turquie mais en Syrie. L’avion s’est finalement écrasé à 4km de la frontière turque et les pilotes auraient été tués par «les rebelles modérés syriens». Les conséquences diplomatiques sont trop graves pour être accidentelles. Sans doute que la Turquie a voulu envoyer un signal fort à la Russie après que des villages turkmènes ont été mis en difficulté côté syrien de la frontière ces derniers jours. Cela fait quatre ans que la Turquie fait des incursions sur le territoire syrien pour appuyer ses djihadistes; elle a mené plusieurs opérations terrestres en profondeur pour protéger des sites historiques et voilà qu’elle s’offusque d’un bref passage aérien. S’il n’y avait pas ces morts, on pourrait rire des réactions turques.
Le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov a annulé sa visite prévue mercredi en Turquie. Ankara avait convoqué l’ambassadeur russe samedi 20 novembre après des frappes près de sa frontière. Que penser de cette escalade de tensions ?
Il s’agit des gesticulations diplomatiques habituelles. Chacun est dans son rôle après ce type d’incident. Les opinions publiques respectives, enivrées par la presse, sont avides de réponses musclées. Chacun des camps va bomber le torse avec rappels d’ambassadeurs, communiqués martiaux et peut être quelques mesures de rétorsions essentiellement économiques et des mouvements de troupes. Les alliés occidentaux de la Turquie témoignent de leur solidarité mais vont calmer le jeu en sous main. Les Européens et l’OTAN n’ont pas l’intention de s’embarquer dans une guerre mondiale pour une escarmouche frontalière.
La pression va naturellement redescendre à la normale car la Turquie et la Russie ont eux mêmes trop à perdre dans un conflit direct de haute intensité.
Surtout la Russie cherche à asseoir son nouveau leadership en Syrie. Trouver une issue politique pour isoler de la coalition les alliés djihadistes des puissances turco-saoudiennes est la priorité de Poutine. En fond de tableau, il y a les projets d’intérêts mutuels turco-russes de gazoducs pour contourner l’Ukraine et alimenter l’Europe du sud.
«La perte d’aujourd’hui est un coup de poignard dans le dos qui nous a été porté par les complices des terroristes.» Vladimir Poutine est-il en train d’attaquer frontalement l’ambiguïté entretenue par Erdogan sur sa lutte contre l’Etat islamique?
La déclaration est spectaculaire parce qu’elle renvoie aux heures les plus sombres de notre histoire. Cela dit force est de constater que la Turquie est un frein évident à la lutte contre Daech d’autant que sa situation géographique la rend incontournable dans le conflit. Si elles perdurent les provocations turques vont finir par réveiller l’ogre russe.
Al Baghdadi est le meilleur ennemi d’Erdogan et tous deux profitent de leur frontière commune pour financer leurs trafics en tout genre. Poutine va sans doute chercher à démasquer leur petit jeu. Surtout si les Turcs attisent la crise en Crimée via les Tatars.
L’incident de Yamadi peut être habilement exploité par Vladimir Poutine à la suite des attentats de Paris qui ont accentué la pression internationale sur Daech. Le Kremlin peut accuser les turcs de ne pas être des partenaires fiables pour la coalition anti-Daech, d’où une rhétorique sur le thème de la trahison, et du coup de poignard dans le dos. La formidable offensive russe rend impossible les ambitions turques de placer un régime frère à Damas ce qui irrite Ankara.
L’incident aérien peut aussi s’apparenter à une tentative turque pour casser l’alliance de fait entre Washington et Moscou contre Daech. Mais ni Obama ni Poutine ne sont assez stupides pour tomber dans ce piège.
Va-t-on vers une clarification des positions prises par la Russie et par la Turquie dans le conflit syrien?
Bachar est le nœud gordien qui sépare les coalisés. La Russie et la Turquie préfèrent s’opposer par ennemis interposés comme dans une guerre froide régionale. D’autant que la position américaine est paradoxalement
plus proche de la Russie que de la Turquie; Washington n’ignore pas l’agenda caché d’Erdogan et livre en armes ses pires amis YPG (kurdes syriens). La priorité américaine est de détruire Daech, la chute de Bachar est devenue très secondaire. Pour la Turquie c’est l’inverse.
Les positions des uns et des autres sont donc très claires, seulement la presse entretient quelque peu le flou quant à la nature des rebelles syriens que la France soutient. Partout on clame que la France est en pointe dans la lutte contre l’Etat islamique mais la doctrine Fabius «ni Bachar ni Daech» n’a pas varié d’un pouce. Ce qui entretient une certaine ambiguïté sur nos alliances dans la région.
Ces groupes djihadistes (Jaïch Al Islam et Ahrar el Sham) qui luttent contre Bachar n’ont pas grand chose à envier à Daech. Leurs méfaits sont moins spectaculaires car leurs parrains sunnites (arabe, turc ou qatari) exigent une certaine discrétion quant à leur combat commun avec la branche syrienne d’Al Qaeda. Mais le projet politique est le même: le califat. Le président turc se rêve en Sultan ottoman. Les groupes djihadistes luttent pour leur calife ou leur émir, c’est tout ce qui les distingue. Après tout, Daech veut aussi la chute de Bachar Al Assad, mais le printemps arabe que les rebelles djihadistes dit modérés veulent répandre est aux antipodes de celui envisagé en 2011. Leur modèle c’est la Libye. On ne peut pas continuellement soutenir une politique étrangère turque d’apprenti sorcier sans songer aux conséquences.
La France et ses alliés sunnites dispersent leurs efforts dans un combat d’arrière garde. Le printemps arabe démocratique n’est plus d’actualité en Syrie quand il est appuyé de l’extérieur par Erdogan et les émirs salafistes du Golfe. Et de l’intérieur par des brigades rebelles djihadistes qui n’ont pas de leçon de démocratie et de respect des droits de l’Homme à donner à Bachar Al Assad.