Pour résoudre le problème des décrocheurs de fin de troisième, la droite ressort l’idée d’un apprentissage dès 14 ans. Une fausse bonne idée !

À la mi-septembre, Christian Estrosi, vite rejoint par la plupart des têtes de liste LR aux régionales, a déclaré vouloir « permettre l’apprentissage à partir de l’âge de 14 ans ». « En donnant aux jeunes une formation professionnelle le plus tôt possible, on les prépare mieux au monde de l’entreprise. » Et de préciser : « La région doit devenir l’unique pilote de la formation professionnelle, doit gérer les centres de formation et l’apprentissage, et les lycées professionnels qu’il faudra fusionner ensuite. » Les Républicains ont donc accouché d’une proposition globale qui prévoit les modalités exactes de ces embauches précoces.
Des stagiaires dont les patrons ne veulent pas
Vision grandiose. Deux ans avant qu’ils ne « décrochent », les 150 000 élèves en perdition en fin de scolarité obligatoire seraient invités à rejoindre les entreprises, incitées financièrement à les embaucher. Rappelons que le Parlement a abrogé en 2013 une disposition votée en 2011 qui autorisait ces embauches précoces.
Immaturité
Le premier problème, outre le fait que le droit européen interdit la signature de contrats d’embauche avant 15 ans, c’est que les patrons n’en veulent pas : « Les entreprises ne veulent pas prendre des apprentis de 14 ans, qu’ils trouvent souvent trop jeunes ou immatures. » D’abord parce que la législation – et c’est heureux – encadre l’utilisation par des mineurs de machines estimées dangereuses (c’est ainsi qu’un élève de collège « en stage » dans une boulangerie a eu un jour le bras arraché par un pétrin) et que le dispositif « 14 ans » concerne surtout des entreprises dont le matériel entre dans ces restrictions. Et, pour bien comprendre le jugement d’« immaturité », il faut faire un peu d’histoire.
Jules Ferry avait fixé la limite de l’école obligatoire à 13 ans. Jean Zay la portera à 14 ans. Elle passera à 16 ans en 1959. Ces limites tenaient compte des nécessités professionnelles : peu à peu, on a eu besoin de de plus en plus d’ouvriers cultivés – aptes à comprendre des consignes qui se complexifiaient. Qu’en est-il aujourd’hui ?
A priori, je serais presque favorable à l’entrée précoce en apprentissage – solution un peu lâche à l’attitude de certains élèves qui, à force de « s’ennuyer » en classe, comme dirait Mme Vallaud-Belkacem, ennuient tout le monde. Presque.
Des prérequis de CP
Parce qu’il faut tenir compte de la réalité de ce qu’a appris aujourd’hui un môme de 14 ans : le « socle commun », qui fixe les objectifs du primaire et du collège, est un ramassis de pseudo-compétences (lire, écrire, compter et « se comporter en citoyen ») qui devraient être, au mieux, les prérequis de la fin du CP. L’élève de 14 ans, en moyenne, ne sait rien – c’est un être largement acculturé, totalement dysorthographié, atteint de dyscalculie – et, faute d’avoir été sérieusement entraîné à travailler, est affligé d’un poil monumental dans chaque main. En fait, il est pratiquement incapable de répondre à des missions simples – j’avais tenté d’expliquer cela il y a bientôt dix ans en rapportant les propos désabusés d’un tailleur de pierres constatant qu’aucun des apprentis qu’il avait essayés ne savait calculer un angle – pas même un angle droit, ce qui est utile dans une telle profession. Et il s’agissait, à l’époque, d’apprentis recrutés post-bac ! Alors, pré-brevet, je vous laisse imaginer l’état du gamin.
La maturité intellectuelle compense dans une certaine mesure l’immaturité psychologique. Mais quand elle est absente, faute d’une transmission rigoureuse des savoirs et d’un entraînement au travail, le jeune sauvage peut donner libre cours à son impétuosité.
A posteriori, on est bien obligé de tenir compte des faits : il est hors de question de laisser vadrouiller en milieu professionnel des gosses auxquels on n’a rien appris de solide. À commencer par l’habitude d’obéir à un ordre. Si l’on veut vraiment former des jeunes à une entrée précoce dans la vie pour faire autre chose qu’écorcheur de poulets dans des abattoirs en faillite, il faut réformer en profondeur tout le primaire et tout le collège – et pas le réformer dans le sens actuel ! D’abord parce que les contraintes professionnelles modernes supposent, presque partout, des aptitudes que les adolescents n’ont pas à 14 ans. Ensuite parce qu’il serait criminel de condamner précocement des quasi-enfants à ne jamais rejoindre – une fois que la réalité leur aura mis un peu de plomb dans la tête – un cursus de rattrapage. La vie au grand air – soit ! –, mais en aménageant la possibilité de se réinsérer dans le tissu scolaire, où l’on aurait mis en place des classes de remédiation et de remise à niveau.
Réhabiliter le lycée professionnel
Ajoutons que vouloir inonder l’apprentissage de marmots mal dégrossis, c’est mépriser en profondeur l’apprentissage lui-même : les entreprises ont besoin d’une main-d’œuvre qualifiée et capable de réfléchir. Ce fut longtemps la spécificité française, c’est même pour cela, par exemple, que Toyota avait finalement choisi Valenciennes pour implanter l’usine qui fabriquait des Yaris, alors même que les syndicats français passent pour être des meneurs de grève. Mais les Japonais savaient que l’ouvrier français (celui des années 1990, en fait) avait une productivité supérieure à tous ses rivaux européens parce qu’il avait une formation de départ supérieure (voir Jean-Louis Borloo, Un homme en colère, Ramsay, 2002). Et aujourd’hui quelle décision prendrait le géant nippon ? C’est mépriser aussi les lycées professionnels, laissés-pour-compte de toutes les réformes, et trop souvent voies de garage alors qu’ils devraient être voies royales.
Quant au chantage au chômage, assumé par les partisans de l’apprentissage précoce, c’est une plaisanterie douloureuse. Amener dans la vie professionnelle des jeunes qui pour le moment n’apparaissent dans aucune statistique ne fera aucun bien à tous ceux, jeunes ou moins jeunes, qui font la queue à Pôle emploi. Et aucun bien aux jeunes eux-mêmes, balancés sur des emplois instables, vite virés pour incompétence, abonnés à la charité publique et en grand danger de récupération par toutes les idéologies mortifères de passage.