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mardi, 12.01.2016

Les DSI sont restées à l’écart de la culture digitale grand public parce qu’elles n’ont pas eu en charge les canaux digitaux et leur face-à-face inévitable avec les clients.

Laurent Moisson, entrepreneur et business angel

Dans «Napoléon, Hannibal… Ce qu’ils auraient fait du digital» (Manitoba), Laurent Moisson a choisi d’analyser les changements technologiques et entrepreneuriaux de l’époque sous l’angle de l’Histoire. Cet ouvrage rappelle comment  de grands hommes ou de grandes civilisations ont réagi fasse aux ruptures de leur temps. Les nouveaux conquérants implacables que sont les géants du Web ou du digital sont-ils plus terribles que les hordes venues des steppes déferlant sur les vieux royaumes sédentaires engourdis par des règles rigides et séculaires? Peut-être, peut-être pas. En tout cas, les leçons fournies par les anciens sont souvent  éclairantes. L’auteur propose de les comprendre pour agir efficacement.

Les directions digitales sont nées avec le Web. On les appelait, à l’époque, les directions Internet, ou les directions e-commerce, en fonction des secteurs économiques et des cultures d’entreprise. Elles ont pu prospérer à l’abri des murs, des silos que les organisations avaient construits autour de leurs canaux de vente ou de relation client. Généralement tenues par des profils de «marketeurs» technophiles ou, plus rarement, par des ingénieurs informatique éduqués au business, ces directions arrachèrent leur indépendance aux dépens de directions des ventes complètement technophobes et de DSI (direction de systèmes d’information, ndlr) trop lourde et culturellement loin du client. Cette indépendance tenait d’ailleurs beaucoup au fait que les sites Web grand public étaient rarement connectés aux systèmes d’information (SI) des entreprises. Donc, pas besoin d’intégrer les uns aux autres.

Quand l’Internet mobile est arrivé, les directions digitales l’ont habilement préempté, renforçant ainsi leurs prérogatives. D’autant que, dans le même temps, un cycle d’investissement s’était achevé. L’ère de l’informatique de gestion était à son crépuscule. La construction de ces grandes cathédrales permettant de développer des applications de productivité interne, ou des immenses systèmes décisionnels capables de collecter et stocker les données de l’entreprise pour générer du reporting, était achevée. Aujourd’hui, de nouveaux sujets ont chassé leurs aînés. Ils sont la connaissance client et le parcours client. Deux sujets pour lesquels les gens de marketing sont pertinents.

C’est ainsi que, laissant s’installer les directions digitales, les DSI ont perdu une part importante de leur périmètre naturel. Depuis, la lutte d’influence entre ces deux directions repose essentiellement sur des éléments culturels. Son issue dépendra de la capacité des DSI à se convertir aux usages, aux pratiques et à la psychologie du digital.

Ce phénomène interne est à rapprocher d’un autre phénomène de changement, externe celui-là, la disruption technologique. Lorsqu’une technologie nouvelle arrive, si elle n’entre pas, au début, en concurrence frontale avec la technologie existante, elle sera naturellement délaissée par les leaders qui préféreront optimiser leur propre technologie, en fonction des besoins actuels de leurs clients. Ce faisant, les leaders font bien leur travail (ils répondent aux attentes de leurs clients) mais ils laissent ainsi de nouveaux entrants prospérer. Des nouveaux entrants qui finissent par imposer leurs critères. Le plus célèbre exemple récent, c’est Nespresso qui a changé les critères d’appréciation du café pris à la maison. Dans le cas présent, on dirait que les DSI se sont désintéressées du digital, peu concurrent de leur propre technologie selon leurs critères de sécurité, fiabilité et de robustesse. Or, à la fin de l’histoire, il apparaît que les critères du digital (simplicité, ubiquité, transparence) finissent par prendre le pas sur les anciens critères.

Bien des DSI sont restées à l’écart de la culture digitale «grand public», parce qu’elles n’ont pas eu en charge les canaux digitaux et leur face-à-face inévitable avec les clients. C’est par un biais détourné qu’elles ont dû se convertir à cette culture.

Petit rappel… Le Web est né dans un monde informatique non digitalisé, où les premiers usages ont généralement été enseignés aux employés par leurs employeurs. Formés et équipés par les entreprises, via leurs PC et BlackBerry de fonction, à l’utilisation du mail et du surf sur Internet, les cadres ont ramené ce savoir à leur domicile, utilisant leur matériel professionnel (ou s’équipant eux-mêmes selon des critères hérités du monde de l’entreprise) pour éduquer leur sphère privée, leurs proches, à ces nouveaux usages si prometteurs.

Quelques usages personnels venaient agrémenter ces derniers: le multimédia, le gaming, l’e-commerce naissant, les médias sociaux, mais c’était marginal. Marginal jusqu’à la sortie de l’iPhone. Encore lui. Et là, tout a basculé. Car l’iPhone et ses successeurs, puis l’iPad, sont des terminaux conçus pour le grand public. En plus d’être extrêmement performants, ils ont introduit un usage, une ergonomie, un design qui ont ringardisé les terminaux, outils et dispositifs professionnels fournis et développés par les employeurs. Mais non contents de s’équiper eux-mêmes et d’en faire un usage privé, les particuliers les ont emportés sur leur lieu de travail, avec la ferme intention de s’en servir. Des engins non validés par la DSI faisaient leur apparition dans l’entreprise et cherchaient à se connecter à son réseau. Sacrilège…

C’est ainsi que les réflexes du consommateur, du client B to C, déboulèrent au centre de l’entreprise et de son SI. Il y eut quelques tentatives de résistance. La sécurité fut invoquée par moments. Mais globalement, la conquête de l’entreprise par les nouveaux terminaux digitaux fut un blitzkrieg. Car si la mode des cadres subalternes qui faisaient leur intéressant en amenant leur tablette en réunion put faire sourire les gardiens du temple, quand les PDG, à leur tour conquis par ces gadgets, demandèrent qu’on les connecte au réseau de l’entreprise et se mirent à se plaindre quand ils ne parvenaient pas à accéder à leurs outils ou à leur reporting via ces écrans, les DSI comprirent que l’époque avait changé.

D’un monde où ils régentaient tout (la marque du terminal, sa taille, son système d’exploitation, son pack logiciel et son usage), où tout partait de leur initiative, ils passèrent à un autre, celui où ils subissaient et tentaient de s’adapter à la déferlante des vagues de terminaux rythmées par les road maps commerciales d’Apple, de Samsung et de leurs confrères. Ça n’était pas le même sport. Dans le même temps, un autre usage de la sphère privée vint coloniser le monde professionnel: la pratique des médias sociaux. Très liés à l’arrivée de la génération Y dans les entreprises, ces systèmes communautaires sont de grandes sources de productivité: meilleur partage de l’information, meilleure capitalisation, capacité à mieux coordonner l’ensemble des ressources humaines impliquées sur un projet.

Autant de raisons qui les rendaient pertinents pour une utilisation professionnelle. Depuis quelques années, les DropBox, Yammer et autre Doodle, déclinaisons professionnelles du Web 2.0, fleurissent un peu partout. Comme les terminaux, ils arrivent dans les valises de collaborateurs qui les trouvent plus pratiques que les outils fournis par leur DSI. Leur ergonomie, leurs fonctionnalités, sont plus performantes que beaucoup d’intranets classiques et autres applications maison. Ils deviennent des outils de travail parallèles, presque clandestins, pas gérés ni contrôlés par les DSI. Ces dernières réagissent en se positionnant sur la question. Elles choisissent de plus en plus des solutions adaptées, robustes et puissantes (Salesforce, Google Apps, Microsoft 365…), répondant, en plus, aux impératifs de performance, de confidentialité et de sécurité propres au monde de l’entreprise.

Ces nouveaux venus ont confronté les DSI à leur troisième grand sujet du moment, le Cloud, qui est en train de changer radicalement leur rapport à la sécurité: les DSI doivent accepter de migrer des données de l’entreprise sur des infrastructures hébergées en dehors de leurs murs ou de ceux de partenaires techniques identifiés et localisés, abandonnant ainsi une partie de leur capacité de contrôle. Voilà ce qui pousse les DSI à renoncer à leur pietas. Par cette évolution, elles sont aujourd’hui bien plus pertinentes et compétentes sur le digital. Faisant cohabiter des expertises sur la sécurité, l’innovation, la rapidité et l’industrialisation, elles sont, pour beaucoup d’entre elles, capables de prendre des risques maîtrisés et d’expérimenter sans mettre en danger l’existant. Des éléments cruciaux dans une période où les choses bougent si vite qu’il est difficile de se construire une vision stable à moyen terme. En cela, elles sont en mesure de reprendre certaines des prérogatives qu’elles ont perdues au profit des directions du digital. En plus de la montée en compétences des DSI, plusieurs facteurs menacent l’existence des directions digitales.

La première menace est que la raison d’être des directions digitales est de piloter les canaux digitaux. Or, nous avons vu que le digital était en train de sortir de ces canaux et qu’ils menaçaient de les faire disparaître. Les directions digitales sont nées avec la politique multicanal, elles peuvent mourir avec cette dernière. Quoi qu’il en soit, le digital gagnant tous les services de l’entreprise, la direction digitale n’est plus la seule compétente en ce domaine.

La deuxième est que les projets digitaux sont devenus tellement importants qu’ils ne peuvent plus vivre leur vie indépendamment de l’infrastructure informatique de l’entreprise. Ils doivent maintenant se connecter au système d’information. Le volume des équipes impliquées dans ces travaux, les enjeux grandissants de sécurité, introduisent des préoccupations qui sont bien plus proches de la culture informatique: industrialisation, performance, sécurité, évolutivité, réplicabilité.

La troisième est que les métiers ont parfois tellement pris la main sur les projets digitaux que certaines situations sont devenues intenables.

*Laurent Moisson est titulaire d’une maîtrise d’histoire et d’un master en marketing. Cet  entrepreneur français est business angel dans le digital depuis plus de quinze ans. Auteur ou co-auteur de plusieurs ouvrages et livres blancs sur le digital. Il a  redressé et réalisé la vente de Jipo, cabinet conseil en marketing et stratégie digitale en 2005 et repositionné Novedia Group, devenu sous sa présidence l’une des principales agences digitales indépendantes de France. Après avoir réalisé sa vente début 2014, il s’associe à son frère Adrien pour créer The Boat (avril 2014), propriétaire de la marque Splendens Factory.

LAURENT MOISSON, Napoléon, Hannibal… Ce qu’ils auraient fait du digital. Les Grands Hommes face aux grands changements. Manitoba. 176 pages.

http://www.agefi.com/