Étiquettes
La tension est encore montée d’un cran après un attentat meurtrier dans la province de Diyarbakir. Premières victimes de cet interminable conflit : les civils.

Il était aux environs de 23 h 30 (heure locale), mercredi soir, quand une lourde explosion a frappé le commissariat de police de la ville de Çinar, dans la province de Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie, une région à majorité kurde. Selon le gouverneur local, il s’agirait d’une attaque à la voiture piégée, visant les bâtiments des forces de l’ordre ainsi que les lotissements où vivent leurs familles. Le bilan provisoire fait état de 6 morts (dont un policier) et d’environ 39 blessés. Parmi les victimes, on compterait deux proches de policiers tués par la déflagration et trois civils (des enfants, selon les autorités) ayant péri dans l’effondrement d’un bâtiment proche du commissariat.
Toute la nuit, sur les télévisions kurdes et sur les réseaux sociaux, les photos de l’attentat ont tourné en boucle. Si l’attaque n’a pas encore été revendiquée, les autorités locales et les médias turcs, eux, accusent directement les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, bête noire d’Ankara depuis 30 ans.
Juste après l’explosion, plusieurs combattants kurdes auraient ouvert le feu, à l’arme lourde, sur les bâtiments de la police, rapporte le gouverneur de Diyarbakir, tout en précisant qu’aucune victime n’était à déplorer. Pour l’heure, la ville de Çinar est entièrement bouclée par les forces de l’ordre.
Simultanément à cette attaque, les réseaux sociaux ont rapporté durant toute la nuit des attaques sporadiques à travers les régions majoritairement peuplées par des Kurdes, sans qu’il soit pour l’heure possible de vérifier toutes ces informations. Au matin, les mesures de sécurité ont été renforcées à travers tout le Sud-Est. Et dans les villes, les patrouilles de véhicules blindés se sont multipliées.
Des milliers de victimes en 2015
Cette attaque meurtrière renforce un peu plus le climat d’extrême tension qui règne actuellement à travers toute la Turquie. En effet, mardi, un kamikaze, lié à l’organisation État islamique, selon les autorités turques, s’est fait exploser en plein cœur du quartier de Sultanahmet, lieu très prisé des touristes qui viennent chaque année par millions pour admirer la Mosquée bleue et la basilique Sainte-Sophie. Bilan : 10 Allemands tués et une dizaine de blessés.
Un climat de tension d’autant plus prégnant dans le sud-est de la Turquie, après l’éclatement, en juillet, du cessez-le-feu entre le PKK et Ankara qui met fin à deux années de relative paix. Depuis, rebelles et forces de sécurité se livrent une lutte sanglante. Selon le président turc, Recep Tayyip Erdogan, en 2015, plus de 3 000 membres du PKK ont été « éliminés ». Du côté de la police et de l’armée, plus de 200 personnes sont mortes.
Les civils en otage
Et de nouveau, les populations civiles se retrouvent otages de ce conflit vieux de 30 ans, qui a déjà coûté la vie à plus de 40 000 personnes. En effet, pour venir à bout de l’organisation rebelle (inscrite sur la liste des groupes terroristes par l’Union européenne et lesÉtats-Unis) désormais solidement enracinée dans les zones urbaines, les autorités turques placent une à une les cités kurdes sous couvre-feu, espérant purger le Sud-Est des combattants du PKK et des YDG-H (Jeunes combattants urbains). Les civils se retrouvent ainsi pris au piège, terrés chez eux, vivant au rythme des pénuries d’eau, d’électricité et de nourriture, dans des villes fantômes où les hôpitaux, les écoles et les magasins sont à l’arrêt.
Selon la Fondation pour les droits de l’homme de Turquie (TIHV), depuis août, 58 couvre-feux ont été décrétés dans 7 villes et 19 districts du Sud-Est. Plus de 160 civils y auraient perdu la vie. Quatre-vingt, rien qu’au cours du dernier mois. Symboles de ce Sud-Est assiégé : les villes Cizre et Silopi dans la province montagneuse de Sirnak – un bastion historique du PKK – à la frontière avec l’Irak entrent ce jeudi dans leur 31e jour de couvre-feu. Plus de 10 000 membres des forces de sécurité ont été déployés sur le terrain. Et en un mois, 300 membres du PKK et des YDG-H ont été neutralisés et des centaines d’autres arrêtés, a annoncé le ministère de l’Intérieur turc.
« Le silence de l’Europe »
Et là aussi, rien n’est épargné aux civils. À Cizre, 73 % de la population est bloquée par le couvre-feu. Déjà un habitant sur cinq a fui la ville. Pour les autres, c’est le « chaos », dénonce le député du HDP (parti pro-kurde) Faysal Sariyildiz. « Je suis à l’intérieur de la ville, l’État agit avec sauvagerie ici. Plus de 40 civils ont perdu la vie, il y a une centaine de blessés. Des milliers de personnes souffrent de la faim, des centaines de maisons sont totalement détruites. » Et l’élu de dénoncer l’absence de réaction des Occidentaux : « Le silence de l’Europe nous tue. »
Un constat que partagent bon nombre de Kurdes à travers le Sud-Est. Pour eux, l’accord trouvé fin novembre entre l’Union européenne et la Turquie d’Erdogan, pour freiner le flot de migrants syriens vers le Vieux Continent, est un pacte avec le diable. « L’Europe s’inquiète principalement de voir les migrants débarquer sur son sol. Pour éviter cela, elle est prête à traiter avec Erdogan », explique, découragé, un combattant kurde des YDG-H, rencontré dans les ruelles de Sirnak. Et le jeune homme de reprendre, sous le regard attentif de ses camarades : « En échange, l’UE ferme les yeux sur ce que fait la Turquie ici. »
Et la situation ne devrait faire qu’empirer, à l’approche du printemps, expliquent les habitants de Sirnak. « Si le gouvernement refuse de négocier, à la fin de l’hiver avec la fonte des neiges, le PKK lancera une vaste opération », parie un enseignant de la ville. Et comme un signe annonciateur, mercredi après-midi, interviewé par un média kurde, le numéro 2 de l’organisation, Murat Karayilan, menaçait : « Le conflit est en train d’évoluer vers une guerre civile. Et tout le monde doit savoir que le sang de nos femmes, de nos enfants, de nos jeunes ne continuera pas à couler sur le sol. Nous vengerons les civils assassinés. »
