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La réforme de l’orthographe arrive à une époque où les problèmes sont ailleurs

Il n’aura fallu qu’une toute petite étincelle pour remettre le feu à la plaine. Une simple décision autorisant les éditeurs français de manuels scolaires à appliquer la réforme de l’orthographe proposée en 1990, et voilà que le débat s’enflamme. Plusieurs, comme l’académicien Jean d’Ormesson, ont parlé d’« enfumage ». Nombreux sont ceux qui considèrent qu’en ces temps où les enseignants contestent ses réformes, la ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem n’était pas malheureuse de voir ceux-ci s’écharper sur le « i » d’« oignon » plutôt que de se mobiliser contre ses programmes et la disparition de l’enseignement du latin.
Mais, quel bilan faut-il tirer de ces « aménagements » qui déchirent la France depuis un quart de siècle ? Aménagements qui furent pourtant proposés d’un commun accord par le Conseil supérieur de la langue française et l’Académie française en consultation avec les autorités belges, suisses et québécoises ? Pour le linguiste Bernard Cerquiglini, qui était à l’époque délégué général à la langue française auprès du premier ministre Michel Rocard, ce bilan est contrasté. Le linguiste, qui avait même obtenu le soutien de Maurice Druon, secrétaire perpétuel de l’Académie, n’hésite pas à reconnaître un « échec grave » tout en affirmant que les autres changements proposés sont à la fois « mineurs » et « utiles ».Celui qui vient de quitter la direction de l’Agence universitaire de la Francophonie est le premier à admettre qu’en 1990, les spécialistes ont erré en proposant la suppression de l’accent circonflexe sur le « u » et le « i » (coût, île, maître). Cette erreur illustrait, dit-il, le refus d’admettre que la langue française était aussi largement porteuse de mémoire, l’accent rappelant ici une orthographe ancienne (coste, isle, maistre). « Nous avons considéré à l’époque que cet accent ne servait à rien. Mais au contraire, il servait à la mémoire ! Je pense que nous avons eu tort. Et ça, c’est très grave. Surtout pour d’éminents linguistes ! »
Bernard Cerquiglini s’en est tellement voulu que, pour réparer son erreur, en 1995, il a consacré un livre (L’accent du souvenir — ed. de Minuit) à la gloire de cet accent circonflexe « que plus rien ne justifie, mais que tout légitime » et qui exprime la dualité historique du français entre l’oral et l’écrit.Pour le reste, les changements proposés étaient « prudents », puisque la forme ancienne n’est pas fautive, et ils sont plutôt bien repris dans les dictionnaires, dit-il. C’est notamment le cas de l’utilisation de l’accent grave (évènement au lieu d’événement), de l’emploi du tréma (ambigüité/ambiguïté) et de la correction de certaines anomalies (charriot/chariot, douçâtre/douceâtre). Bernard Cerquiglini regrette cependant que la nouvelle règle qui marque le pluriel à la fin des mots formés d’un verbe et d’un complément d’objet soit difficile à installer (un pèse-lettre, des pèse-lettres). « On ne sait jamais comment écrire ces mots que nous inventons pourtant tous les jours », dit-il.
Même chose pour la décision de franciser systématiquement les mots d’origine étrangère en les accentuant (véto) et en leur mettant un « s » au pluriel (scénarios). Ainsi, dit-il, « nous sommes conformes à une vieille tradition, celle de l’intégration des mots étrangers au français ». Quant au monstrueux « ognon » que brandissent les ennemis de la réforme, Cerquiglini rappelle qu’il s’agissait d’éviter une mauvaise prononciation (« ouagnon »). « Mais, vous savez, je ne me battrai pas pour ça ! »La crise de la langue
Plus fondamentalement, il se pourrait que, aussi imparfaite soit-elle, cette réforme soit arrivée au pire moment, envoyant le mauvais signal alors que l’enseignement de l’orthographe, de la grammaire et de la langue étaient en crise. Dans un contexte où les élèves peinent de plus en plus à écrire correctement, était-ce une bonne idée de laisser penser qu’on allait simplifier les règles ?« Nos adversaires nous ont reproché de vouloir résoudre le problème de l’enseignement par cette réforme, dit Cerquiglini. Mais ce n’était pas notre intention. Pour citer Maurice Druon, il ne s’agissait que de “ modestes ajustements ”. Le plus important dans la politique de la langue, c’est d’enseigner la grammaire correctement. Notre intention était de poursuivre un travail qui a toujours été fait. Depuis que, en 1694, l’Académie française a choisi une orthographe qui de son propre aveu était complexe, elle n’a cessé de la simplifier à chaque réédition de son dictionnaire. »
Selon Cerquiglini, les aménagements proposés concernent moins de 2400 mots dont certains sont très rares. À peine 800 sont assez fréquents. Dans Balzac et Proust, il n’y a pratiquement rien à changer, dit-il, surtout si on ne touche pas à l’accent circonflexe. Rien à voir avec la grande réforme de 1835 où l’Académie avait décidé que les imparfaits et les conditionnels se termineraient par « ai » et non plus par « oi ».Compte tenu des inquiétudes actuelles sur l’enseignement, l’intégration et l’identité, Bernard Cerquiglini dit aujourd’hui mieux « comprendre pourquoi ces aménagements ont soulevé un tel débat. La langue est au coeur de tout ça ». Le linguiste rappelle qu’en 1878, lorsque l’Académie avait remplacé le tréma par un accent grave sur « poésie » et « poète », des académiciens avaient menacé de démissionner. Résumant l’opinion d’une majorité de Français, l’académicien Jean d’Ormesson affirmait simplement : « Je m’en fous ! »
Après toutes ces années de polémique, Bernard Cerquiglini réagit en philosophe. « Me voici rajeuni de 25 ans ! C’est la même querelle qu’en 1990 avec les mêmes protagonistes et les mêmes arguments. […] Mais surtout, j’y reconnais mon “ cher vieux pays souffrant ”. Chaque fois qu’on parle de la langue depuis le XVIe siècle, on se divise et on se passionne. C’est étonnant. Je connais peu de pays au monde qui sont ainsi. Au fond, la langue, c’est notre identité. »