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Guillaume Berlat

« L’hésitation est le propre de l’intelligence », Henry de Montherlant.

Intelligent, l’homme l’est certainement. Hésitant, l’homme ne l’est certainement pas. Au moment où Laurent Fabius quitte les ors du Palais d’Orsay pour intégrer ceux du Palais-Royal, peut-être pouvons-nous nous essayer à l’exercice du bilan de plus de trois années passées à la tête de ce ministère régalien qu’est le ministère des Affaires étrangères ?1 Il est vrai, comme il se plaît à le souligner, qu’il a plus passé de temps à parcourir le monde dans les airs (un tour du monde par mois) que sur terre derrière le bureau de Vergennes (à imaginer le monde de demain). Au-delà de cette dimension ambulatoire de sa pratique des relations internationales (il est aussi en charge du tourisme) qui comporte certains risques (assoupissement d’Alger, malaise de Prague…), quelle empreinte laissera-t-il dans l’histoire de la diplomatie française (sa principale préoccupation) ? A l’évidence, celle d’un réformateur hors-pair mais aussi celle d’un piètre diplomate2. Son successeur arrive avec, à tout le moins, un lourd passif à apurer pour remettre la diplomatie française sur les bons rails.

UN RÉFORMATEUR HORS-PAIR

Nul ne conteste à Laurent Fabius ses qualités de réformateur tant à l’extérieur qu’à l’intérieur.

La réforme des attributions du Département. Sous sa férule, le ministère des Affaires étrangères se transforme en ministère des Affaires étrangères et du développement international : MAEDI. Qu’est-ce qui se cache sous cet acronyme ? Une extension importante des compétences de ce Département ministériel obtenue à l’issue de maints arbitrages interministériels. Tombent dans son escarcelle le commerce extérieur (vieille revendication du ministère des Affaires étrangères face à Bercy), le tourisme (une divine surprise), l’aide au développement (attribution traditionnelle depuis l’enterrement du ministère de la Coopération de la rue Monsieur) et la francophonie (département itinérant des gouvernements successifs).
De facto, si ce n’est de jure, il vole la vedette à sa collège Ségolène Royal, la ministre en charge de l’écologie en faisant main basse sur la présidence de la COP21, conférence à l’issue de laquelle il obtient un brillant succès politique et médiatique (décembre 2015) dont il attend un prix Nobel de la Paix. Le successeur lointain de Talleyrand ne manque pas d’appétit ! Il est vrai que Laurent Fabius a occupé, dans le passé, quelques postes prestigieux : Bercy3 et Matignon. Cela est utile pour faire entendre sa voix dans la foire d’empoigne qu’est la mêlée interministérielle dans un contexte budgétaire contraint ! Le ministre marque indéniablement des points à mettre à son crédit.

La réforme de la gouvernance du Département. Dès son arrivée dans la Maison des bords de Seine, Laurent Fabius souhaite imprimer sa marque à cette vieille Dame réputée pour son conformisme. Il lance de nombreux chantiers de modernisation qui trouvent leur concrétisation dans le document intitulé MAEDI 214, véritable arme de la réforme, de la révolution permanente. Il reconstruit une administration à son image, n’hésitant pas à bousculer les habitudes. Il fait entrer le ministère dans l’ère de la « diplomatie numérique » : suppression du télégramme diplomatique, du pôle documentation, distribution de tablettes cryptées aux ambassadeurs…

Il excelle dans la diplomatie économique, dans la communication, dans la compassion à l’occasion de drames qui secouent le monde. Il prône le management par le dialogue tout en pratiquant le management à la hussarde (ses colères sont légendaires). Peu porté à la disputatio, il met à l’écart plusieurs directeurs : cabinet, Afrique, administration, communication, prospective. On l’aura compris, Laurent Fabius est homme de caractère pour ses contempteurs, au mauvais caractère pour ses détracteurs. Certains évoquent mezzo voce du « polpotisme » doublé de féminisme. Il promeut les femmes plus au nom de la parité que de la compétence, poussant parfois le bouchon un peu loin (nomination d’une diplomate de 40 ans au poste d’ambassadeur à Kiev !).

Hélas, cette euphorie ne dure pas. Le choc avec le monde du XXIème siècle est rugueux.

UN PIÈTRE DIPLOMATE

Sa démarche méconnaissant les codes de la diplomatie conduit à la revanche de cette dernière.

La méconnaissance de la diplomatie. Dès sa prise de fonctions en mai 2012, le nouveau titulaire du portefeuille des Affaires étrangères se situe dans une posture de « transgression » assumée par rapport à la vieille diplomatie aux façons méticuleuses, aux préparations savamment combinées forgée au cours des siècles. Dépoussiérons la diplomatie de ses codes surannés ! Telle pourrait être la devise de Laurent Fabius. Il prend un malin plaisir à prendre le contre-pied des règles classiques de la diplomatie. A la discrétion légendaire des diplomates, il privilégie la boulimie médiatique. A la mesure qui constitue la marque des diplomates (la prudence légendaire du Marquis de Norpois, ambassadeur de la Recherche du temps perdu de Marcel Proust), il privilégie souvent l’outrance du propos (Cf. ses saillies contre Bachar el-Assad)5.

A la raison froide du diplomate (« Les diplomates trahissent tout excepté leurs émotions », Victor Hugo), il privilégie l’émotion, voire la compassion, le masque de l’ordonnateur des pompes funèbres. A l’action à froid, il préfère le commentaire à chaud. A l’approche stratégique, il privilégie la tactique. A l’humilité, il privilégie l’assurance, parfois l’arrogance. In fine, son inoxydable optimisme se brise sur la dure réalité6. Il est toujours risqué de s’abstraire des contraintes de la réalité au profit d’une vision idéale, morale, simpliste, manichéenne du monde.

La revanche de la diplomatie. Laurent Fabius tarde à tirer les leçons de ses erreurs sur les dossiers syrien et iranien. « Le jugement moral est rarement pertinent en politique, surtout en politique internationale. Vouloir distinguer des bons et des méchants dans des régions où, hélas, s’affrontent surtout des salopards est une folie ou un mensonge… La pensée morale s’égare et se désespère. La diplomatie doit se fonder sur des stratégies, des intérêts, des rapports de force et résister à la tentation de coiffer un de ces personnages de la perruque de victime, sauf à aggraver le chaos »7. N’est pas Talleyrand qui veut ! A vouloir s’occuper de tout, il ne s’occupe de rien ou presque.

Pendant qu’il fait de la « gastrono-diplomatie » son cheval de bataille ; qu’il accueille les touristes chinois à Roissy et œuvre pour l’ouverture des magasins de le dimanche ; qu’il voyage sur la banquise ; préside la COP21, organise la « nuit des idées » (27 janvier 2016)8 ; les militaires prennent la main sur les diplomates. Le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian devient le « ministre de l’Afrique »9, continent que Laurent Fabius déserte (son caractère hautain irrite plus d’un chef d’Etat). Il est absent sur l’Europe. A trop discuter du sexe des anges, il ne s’attaque pas aux racines du mal. Le résultat est un mélange de diplomatie de la schizophrénie (« ni Bachar, ni Daech ») et de la contradiction (entre les proclamations sur la France patrie des droits de l’Homme et l’application sélective de ces principes dans la pratique10).

Le passage de Laurent Fabius au Quai se solde par un désastre et une impasse.

UN LOURD PASSIF

Son successeur sera confronté à une diplomatie déboussolée, une administration traumatisée.

Une diplomatie déboussolée. La tâche n’est pas aisée en raison de la démarche adoptée par Laurent Fabius sur les grandes crises qui secouent le monde d’aujourd’hui. La première des priorités consistera à fixer un cap à un navire qui n’en a plus pour essayer de penser, d’imaginer l’avenir, en finir avec le commentaire journalistique du présent qui ne présente aucun intérêt. La deuxième consistera à définir une bonne fois pour toutes le périmètre incontournable de la diplomatie française au XXIe siècle pour mieux se décharger des tâches inutiles qui l’encombrent (économie, climat, tourisme, gastronomie, sports11, santé…).

La troisième, qui relève de l’évidence pour un diplomate, serait de renouer le fil du dialogue avec tous les Etats, de renouer avec une diplomatie d’inclusion pour permettre à la France de retrouver sa capacité de médiation, de conciliation. Elle devrait en finir avec la diplomatie mortifère de l’exclusion (Syrie, Iran, Russie…), la diplomatie ayant pour principal objet de rapprocher les points de vue, non de les antagoniser. La quatrième priorité consistera à obtenir, comme avec le ministère de la Défense, la sanctuarisation d’un budget minimal pour permettre au Quai d’Orsay d’assurer ses missions régaliennes. Enfin, il devra remettre l’intérêt supérieur de la France au centre des préoccupations de la diplomatie ! Souvenons-nous que « pour être efficace, il faut être modeste »12.

Une administration traumatisée. Le premier défi – et il est de taille – que devra relever son successeur sera d’en finir avec les manières cassantes de son prédécesseur et surtout de cesser de faire « régner la terreur » même auprès de ses proches collaborateurs. « Même les directeurs ont peur de s’exprimer devant lui depuis qu’il en a humilié plusieurs en public »13. En interne, la parole doit redevenir libre pour susciter le débat critique indispensable pour définir des positions réalistes et pérennes. Au sein de ce Département, la liberté d’expression est légitime et nécessaire. Le deuxième défi est de privilégier le moyen et le long terme au court terme et au temps médiatique.

Le centre d’analyse et de prospective stratégique (CAPS) doit se recentrer, comme son nom l’indique, sur l’analyse et la prévision du futur (même si le défi est de taille en raison de la complexité du monde) et non sur les coups médiatiques préparés pour le ministre14. Comme la guerre, la diplomatie se joue et se gagne toujours sur le temps long. Le troisième défi consiste à s’imposer un jeûne médiatique15 pour disposer du temps nécessaire à méditer les leçons de l’Histoire, celles que Laurent Fabius ignore16. Si la parole diplomatique est d’argent, le silence diplomatique est d’or. Tout ceci ne sera pas de trop pour remonter la pente tant « les armées, la police, la justice, la diplomatie sont aujourd’hui dans un état lamentable »17 !

LE COURAGE DU RIDICULE ?

L’Histoire sera seul juge de la pertinence de la diplomatie menée par Laurent Fabius dans un monde (il le qualifie d’« apolaire ») marqué par le retour en force de la géopolitique, de la centralité de l’Etat-nation et de la « polycrise » de l’Union européenne (Jean-Claude Juncker). Elle lui rendra justice de ses succès, mettra à son débit ses échecs18. Elle tranchera le point de savoir si sa pratique est le « début d’une extraordinaire ambition ou la fin d’une ultime mystification » (Nicolas Hulot). Mais, d’ores été déjà, certaines conclusions s’imposent. Son surnom de « Laurent Cheney » à Bruxelles marque un alignement sans précédent depuis la IVe République sur les positions américaines à une différence près que Washington sait évoluer lorsque ses intérêts sont en jeu (Arabie saoudite, Cuba, Iran, Ukraine, Russie, Syrie…).

Ceci constitue une rupture fondamentale avec la diplomatie gaullo-mitterrandienne d’indépendance de la France. Elle ne nous a rien apporté de positif19. Les dossiers syrien et iranien constituent les dossiers noirs de l’héritage de Laurent Fabius20. A vouloir être le rédempteur de la diplomatie française, il en aura été le fossoyeur. En définitive, quelle marque imprimera dans l’histoire de la diplomatie française son plus brillant ministre du Tourisme ? Celle des tribulations de Laurent Gaffius au Quai d’Orsay…


1 Marcelo Wesfreid, Laurent Fabius laisse un bilan contrasté au Quai d’Orsay, www.lexpress.fr , 10 février 2016.
2 Roland Hureaux, Pourquoi Laurent Fabius aura été un très mauvais ministre des Affaires étrangères ?, www.atlantico.fr , 3 février 2016.
3 Fabrice Arfi, Le dossier fiscal de Luc Besson révèle un conflit d’intérêt de Fabius, www.médiapart.fr , 14 janvier 2016.
4 MAEDI 21. Une diplomatie globale pour le XXIe siècle, août 2015.
5 Guillaume Berlat, Paroles, paroles, paroles… ou la dérive du langage diplomatique, http://www.prochetmoyen-orient.ch, 7 décembre 2015.
6 Guillaume Berlat, L’étrange défaite ou les 7 péchés capitaux de la diplomatie française, http://www.prochetmoyen-orient.ch , 30 novembre 2015.
7 Jean-Christophe Rufin, La fin du bernard-henri-lévisme in Qui est Daech ? Comprendre le nouveau terrorisme, le 1/Philippe Rey, 2015, p. 59.
8 Jean-Claude Raspiengeas, Feu d’artifice des idées au Quai d’Orsay, La Croix,, 29 janvier, 2016, p. 15.
9 Lénaïg Bredoux/Clément Fayol, L’Afrique de Hollande donne le premier rôle aux militaires, www.médiapart.fr, 12 janvier 2016.
10 Isabelle Lassere, Quelle place pour les droits de l’homme dans la politique étrangère de la France ?, Le Figaro, 18 janvier 2016, p. 17.
11 Laurent Fabius a désigné son nouvel ambassadeur des sports, Acteurs publics, Newsletter, n° 1330, 8 février 2016.
12 Régis Debray, « L’œcuménisme est partout en crise », Le Monde, 27 janvier 2016, p. 13.
13 Vincent Jauvert, Enquête sur la Maison Fabius, Le Nouvel Observateur, 20 mars 2014, p. 53.
14 Richard Labévière, Palestine : à quoi joue Laurent Fabius ?, http://www.prochetmoyen-orient.ch , l’envers des cartes, 8 février 2016.
15 David Revault d’Allonnes, François Hollande fait vœu de silence médiatique, Le Monde, 9 février 2016, p. 8.
16 Guillaume Berlat, Laurent Fabius et la fin de l’Histoire. Vers une diplomatie aveugle, http://www.espritcorsaire.com , 15 décembre 2014.
17 Général Vincent Desportes, « Les intérêts politiciens désorganisent l’armée française », FigaroVox, 18 janvier 2016.
18 Le Club des Vingt (collectif d’anciens ministres des Affaires étrangères, ambassadeurs, chercheurs), Péchés capitaux : les 7 impasses de la diplomatie française, Cerf éditions, janvier 2016.
19 Pascal Boniface, L’image de la France dans le monde musulman, la Croix, 18 janvier 2016, p. 26.
20 Armin Arefi, Iran : la France s’est-elle tiré une balle dans le pied ?, Le Point.fr, 21 juillet 2015.

 

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