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Catherine Chatignoux
L’accord avec la Turquie soulève de très nombreuses questions qui vont mobiliser les dirigeants européens jeudi et vendredi.
Quel est le contenu de l’accord négocié entre l’Europe et la Turquie ?
L’objectif pour l’Europe est d’assécher peu à peu le flux de migrants et de réfugiés arrivant sur le continent. Le HCR en a décompté 143.600 depuis le début de l’année, même si la tendance est à la baisse par rapport à la fin de 2015. Jusqu’ici, la stratégie consistait à demander à la Turquie de mieux contrôler ses frontières, de bloquer ses passeurs et de réadmettre les migrants économiques refoulés, les Marocains ou les Tunisiens par exemple. La nouveauté du plan qui est aujourd’hui sur la table est que la Turquie reprendrait tous les migrants « irréguliers » qui débarqueraient en Grèce ou seraient interceptés dans ses eaux territoriales. Y compris les demandeurs d’asile syriens, supposés pouvoir trouver en Turquie la protection juridique recherchée.
Pour tout Syrien rapatrié en Turquie, l’Europe s’engagerait à accueillir un autre Syrien en provenance de Turquie. Celle-ci obtiendrait en contrepartie la libéralisation des visas de court séjour dès la fin juin, sous condition, et obtiendrait l’ouverture de 5 nouveaux chapitres dans le processus d’adhésion à l’Union européenne.
La Grèce peut-elle légalement expulser tous les réfugiés ?
Sur le papier, cela paraît simple. Dès lors que la Turquie en est d’accord, il suffit de lui renvoyer tous les migrants dits « irréguliers » arrivés en Grèce. Mais l’ONU et d’autres organisations, comme le Conseil de l’Europe, ont immédiatement mis en garde contre l’illégalité de telles procédures. Les expulsions collectives sont interdites par la Convention européenne des droits de l’homme. Les demandes d’asile des arrivants devront donc être instruites individuellement et prévoir un appel devant un juge que ne prévoit pas la loi grecque. Athènes va devoir mobiliser à nouveau du personnel pour traiter ces dossiers. « La Grèce aura à recruter des dizaines voire jusqu’à 200 juges pour mener ces procédures et les appels possibles des migrants, des dizaines de traducteurs arabes également, sans compter le matériel informatique… », énumère un spécialiste du dossier. Paris et Berlin ont proposé de l’aide, mais il faut encore que le gouvernement grec précise ses besoins. Il va aussi falloir plus de places pour les migrants en instance de départ vers la Turquie, et également que ces centres deviennent des centres de rétention pour être certain que personne ne s’enfuie avant d’être reconduit en dehors de Grèce. Enfin, le gouvernement grec va devoir mobiliser une partie de la flotte nationale de ferrys pour le transport de ces réfugiés.La tâche est rendue plus difficile par le fait que si la Grèce a récemment reconnu la Turquie comme un pays tiers « sûr » où des candidats à l’asile peuvent trouver refuge, il faut tout de même que le législateur complète l’arsenal législatif car pour l’instant, Ankara, qui n’a pas entièrement ratifié la Convention de Genève pour les réfugiés, n’offre pas une « protection aux standards internationaux » comme le relève un diplomate français.
La Turquie peut-elle vraiment être considérée comme un pays tiers « sûr » ?
Plusieurs Etats membres se sont inquiétés qu’on sous-traite la gestion de la crise migratoire à un régime dont la dérive autoritaire est patente. Pour lever une partie de ces inquiétudes, les Européens font pression pour qu’Ankara améliore sa législation vis-à-vis des réfugiés. La Turquie n’a en effet pas ratifié formellement et complètement la Convention de Genève sur la question. Elle n’accorde le droit d’asile qu’aux ressortissants européens. Il est donc demandé au gouvernement turc de faire en sorte qu’à l’avenir les conditions faites aux ressortissants syriens présents sur son territoire soient conformes aux exigences de la Convention de Genève (droit à travailler, droit de pouvoir accéder à un logement, etc.). Des améliorations ont déjà été faites à la fin 2015, mais les Européens réclament plus. Ils veulent aussi davantage de garanties pour les migrants non syriens, dont beaucoup devraient également être renvoyés en Turquie.
L’Europe va-t-elle s’engager à accueillir plus de réfugiés ?
Le plan dit « un pour un » avait suscité beaucoup de craintes lors de sa présentation le 7 mars dernier : était-ce à dire qu’en échange de l’expulsion des Syriens arrivés de façon illégale sur son territoire, l’Europe s’engageait à en recevoir des milliers venus de Turquie par un canal plus régulier ? « Cela ne doit pas provoquer une espèce de noria sans limitation de volumes de réfugiés pour l’Europe », prévient un diplomate. L’Union européenne veut donc poser un plafond implicite à cette réinstallation de demandeurs d’asile syriens venus de Turquie. Une enveloppe de 72.000 personnes a donc été décidée, reposant sur une réorientation d’une partie des quotas de relocalisations de migrants (sur les 160.000 personnes qui devaient être réparties de Grèce et d’Italie, 54.000 – initialement dévolus à la Hongrie – seront finalement prises en Turquie). « Le but de cette nouvelle politique est de tarir les flux de migrants arrivant de Turquie en Grèce. Suivant le principe du “un pour un”, si nous atteignons rapidement ce plafond de 72.000 réfugiés réinstallés, cela voudra dire que le système ne fonctionne pas et il faudra réfléchir à autre chose », souligne un diplomate européen. Ces réfugiés venus de Turquie seront sélectionnés dans des camps avec l’aide du HCR (Haut Commissariat pour les réfugiés). Mais en cas de réussite du plan, si effectivement les flux vers l’Europe sont vraiment réduits, les pays volontaires pourraient décider d’aller au-delà de cette enveloppe de 72.000 migrants, mais dans un futur plus lointain. C’est en tout cas ce qu’espère le gouvernement allemand.
Faut-il craindre que les migrants prennent d’autres chemins pour rejoindre l’Europe ?
Cela fait un an que la route des Balkans est le chemin emprunté par les demandeurs d’asile pour rejoindre l’Europe : arrivés en Turquie, ils embarquent par la Grèce, d’où ils remontent vers la Macédoine puis le long des Balkans pour rejoindre l’Autriche et l’Allemagne. Le plan d’action conclu avec la Turquie doit fermer définitivement cette route. Du coup, plusieurs autres pays s’inquiètent que les flux de réfugiés se détournent vers d’autres chemins. « Il n’y a pas d’indication d’un danger imminent, mais certains réclament qu’on mette en place une surveillance précise », explique un diplomate. La Bulgarie, qui a une frontière terrestre avec la Turquie, est la plus préoccupée et exige que sa situation soit mentionnée dans les conclusions du sommet. L’Italie s’inquiète également de la naissance d’une route adriatique qui verrait les migrants arriver chez elle via l’Albanie, tandis que l’Espagne (via Gibraltar) reste vigilante.
Dans quelles conditions va se faire la libéralisation des visas pour les citoyens turcs ?
La libéralisation des visas de courte durée fait partie de ces sujets grand public qui permettraient au pouvoir turc de gagner des points auprès de sa population. Les hommes d’affaires, de même que la classe moyenne, sont demandeurs d’un tel dispositif qui leur ouvrirait sans contrainte l’espace Schengen pour des durées inférieures à 90 jours. En novembre, déjà, le sujet avait été mis sur la table lors d’un sommet, et les Européens s’étaient mis d’accord pour tenter d’aboutir à une solution d’ici à octobre 2016. Aujourd’hui, Ankara souhaite obtenir mieux : un accord d’ici le mois de juin. Sur le principe, les Européens n’ont rien contre une démonstration de bonne volonté en la matière. Reste le fond du sujet : cette libéralisation n’est possible que si la Turquie respecte 72 critères précis, dont par exemple le passeport biométrique et la coopération judiciaire, qui visent notamment à s’assurer que les procédures de la Turquie sont sûres, et que les droits humains fondamentaux y sont respectés. Lors d’un pointage, début mars, la Commission européenne notait que le pays avait réalisé des progrès, mais que la majorité des critères n’étaient pas encore respectés. Dans ce contexte, une source diplomatique française invite à rester rigoureux : « Les Européens ne peuvent pas considérer que ces critères n’existent plus ». Un représentant d’un ex-pays communiste appelle, au contraire, à « faire preuve de volonté politique » et à « veiller à ne pas trop se focaliser sur les détails techniques, tant les enjeux sont importants ».
Pourquoi Chypre menace-t-elle de bloquer l’accord avec la Turquie ?
La République de Chypre, membre de l’Union européenne depuis 2004, craint d’être la laissée – pour – compte d’un accord avec la Turquie sur les réfugiés. Le président chypriote, Nicos Anastasiades a menacé il y quelques jours de bloquer ce projet d’accord si Ankara ne remplit pas ses obligations. La Turquie a signé en juillet 2005 le protocole d’Ankara qui étend son accord d’union douanière avec l’Europe à la suite de l’élargissement de l’Union à dix nouveaux Etats membres, dont la République de Chypre que la Turquie, qui occupe la partie nord de l’île depuis 1974, ne reconnaît pas. Cet accord, prévoit d’ouvrir les ports et les aéroports turcs aux navires et aux avions chypriotes. Mais l’ennemi héréditaire de la Grèce n’a jamais appliqué cet accord, ce qui lui a valu qu’en décembre 2006, les dirigeants européens décident de geler huit chapitres de négociations concernés par ces restrictions, comme la pêche, les transports, ou la libre circulation des marchandises. Aujourd’hui, les dirigeants chypriotes refusent l’ouverture de cinq de ces chapitres réclamée par la Turquie. « Autant accepter avec ma bénédiction, la mort de Chypre », a déclaré le président chypriote mardi après sa rencontre avec le président du Conseil européen, Donald Tusk, venu chercher à Nicosie les bases d’un compromis. « Nous n’offrons pas à la à Turquie d’avantages sans contrepartie » a assuré de Bruxelles le vice-président de la Commission européenne, Frans Timmermans. Le danger est réel de voir se dégrader les relations entre Chypre et la Turquie au moment où les négociations sur le processus de réunification de l’île sont bien engagées. Chypre tente également de bloquer la levée des restrictions sur les visas, mais sur ce dossier, Chypre ne dispose par d’un droit de veto, même s’il pourrait compter dans son refus sur d’autres Etats comme la France et l’Autriche, inquiets du risque de laxisme dans l’octroi de ces nouvelles facilités.