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Anne-Sophie Letac se demande si les réformes pédagogiques de l’Education Nationale puisent leur inspiration dans le monde bétonné des travaux publics.
Afin de redéfinir une «culture scolaire commune», les réformateurs de 2016 coulent un «socle» fondé sur cinq domaines de compétence. Rien d’innovant, puisqu’en 2006, la réforme De Robien se fondait déjà sur un «socle» consolidé par sept «piliers», de la sagesse sans doute, qui correspondaient à «tout ce qu’il est indispensable de maîtriser à la fin de la scolarité obligatoire». Il faut croire que le socle s’est fissuré, ou que les piliers se sont effondrés, puisqu’il faut recommencer toute l’opération dix ans après. Nous voici donc revenus aux grands travaux, au gros œuvre. La «production concrète» qui conclut les enseignements interdisciplinaires ne saurait apporter la moindre légèreté au dispositif, «concrete» signifiant béton en anglais.
Tous les cinq ans, le ministère nous refacture un nouveau «socle» comme une entreprise de BTP refourguerait des matériaux déjà utilisés. Il est assorti d’un mode d’emploi coûteux et financé par les collectivités territoriales, le manuel scolaire, artificiellement périmé par la refonte des programmes. Mais il y a un risque technique: à force de couler du socle, on risque d’atteindre le plafond.
C’est l’équivalent scolaire de la préférence pour l’industrie lourde dans les régimes pro soviétiques, où l’on construisait d’immenses barrages hydroélectriques en béton, où l’on pensait que le «secteur A» allait entraîner le reste de l’économie. C’est ainsi que les queues s’allongèrent durant des décennies devant des magasins vides, et que la refondation débouche sur une pénurie de connaissance.
Concrètement, une chape de plomb s’abat sur les professeurs. Passés maîtres d’ouvrage, les inspecteurs convoquent à des réunions fastidieuses des enseignants las ou exaspérés pour insister sur leur liberté pédagogique, alors que les contraintes d’interdisciplinarité auxquels ils sont astreints sont justement pensées pour éviter toute autonomie. L’énergie qui devrait être mise au service du savoir et de la formation est consacrée à la façade, à la «mise en œuvre» des programmes, au formalisme pur. La réforme prétend simplifier ce qu’elle complique en réalité à l’infini, afin de préserver le pouvoir de ceux qui ont inventé le jargon de la «refondation».
Plus grave, la réforme coule les élèves dans le moule rigide du lieu où ils sont nés. Une fois évacuées à la pelleteuse langues anciennes, classes bilangues et européennes qui étaient pourtant, les résultats de PISA le prouvent, une chance dans les collèges défavorisés, on pulvérise au marteau-piqueur tout récit construit, on interdit l’exhaustivité, on impose à la truelle le mélange des contenus, on inflige une réflexion épistémologique sur les savoirs à des élèves qui n’ont aucune base solide pour la comprendre. On réduit la géographie à la description d’ennuyeux espaces du quotidien, au lieu de faire voyager les jeunes esprits. En français, on annonce la «mort du cours frontal», on étudie la structure sans la pensée. Les élèves s’ennuient à mourir, puisqu’au lieu de réenchanter la classe, on se borne à tester sur eux les dernières hypothèses des sciences de l’éducation.
Le pire est au fond que ce chantier mobilise des tractopelles et fait beaucoup de bruit pour construire un simple décor. La «refondation» n’est qu’une façade qui cache la permanence des Algeco, un provisoire qui s’éternise. Elle se borne à faire du neuf avec du vieux, à réutiliser des procédés qui ont échoué, à opérer à moindre coût, à dissimuler la vétusté des matériaux en appliquant sur les murs le même papier peint des années 80 devenu subitement vintage, à rafraîchir sans faire de travaux structurels. On ne s’y prendrait pas autrement s’il s’agissait de faire du home staging, de la décoration cosmétique pour mieux vendre la baraque. Et n’oublions pas que dans Bancs Publics, l’enseigne BricoDream perd accidentellement son E, et devient… BricoDram.