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Il convient de bien prendre conscience des limites et des dangers de l’opération Panama Papers qui est en cours.
L’existence de si nombreuses sociétés-écran, créées au cours de ces quarante dernières années par le cabinet d’avocats panaméen Mossack-Fonseca et révélée par la vaste opération médiatique en cours, n’est en soi pas véritablement étonnante. Panama est depuis longtemps connu comme un des principaux lieux de la création de tels véhicules juridiques garantissant la plus totale discrétion sur l’identité de leurs ayants-droit économiques. C’est toutefois loin d’être le seul pays dont la législation permet, voire favorise ce type d’activité. Que l’on pense ici aux Etats-Unis et aux centaines de milliers de sociétés-écran qui sont créées et domiciliées au Delaware, au Wyoming, au Nevada et au Dakota du Sud. On peut aussi mentionner, sans être pour autant exhaustif, des territoires tels les Iles Vierges britanniques, Bahreïn et Vanuatu, très actifs dans ce secteur.
Par ailleurs, il n’est pas non plus étonnant, dans un monde où la transparence s’impose comme une valeur cardinale et où les technologies de l’information et des télécommunications sont au cœur du fonctionnement de nos sociétés, que puisse intervenir une telle interception massive et une diffusion planétaire de données confidentielles.
Si l’on ne peut qu’approuver la condamnation de l’utilisation de sociétés-écran à des fins délictueuses ou criminelles (fraude fiscale, corruption, blanchiment, crime organisé, financement du terrorisme, etc.), il convient de bien prendre conscience des limites et des dangers de l’opération Panama Papers qui est actuellement en cours. Plusieurs remarques s’imposent à cet égard.
Premièrement, la dénonciation indiscriminée des individus et des entreprises ayant créé ou utilisé une société offshore au Panama, à laquelle nous assistons aujourd’hui, procède d’une démarche qui néglige une réalité incontournable: si de telles sociétés sont parfois utilisées à des fins illégales voire criminelles, c’est loin d’être toujours le cas. Il existe un usage parfaitement légal de ces structures, qui permettent notamment de satisfaire un besoin tout à fait légitime de confidentialité. Il faut donc éviter d’occulter cette distinction en procédant comme le font trop souvent les médias à une dangereuse et coupable généralisation. En d’autres termes, la dénonciation légitime des activités illégales ne justifie pas que toute personne utilisant ce genre de véhicule juridique voie sa sphère privée violée et soit considérée comme criminelle et jetée en pâture à l’opinion publique. C’est pourquoi cette campagne médiatique risque de porter irrémédiablement atteinte à la réputation de certaines personnes qui pourraient être accusées à tort et qui, en dépit des preuves contraires qu’elles pourraient apporter, ne parviendraient pas à réparer cette atteinte.
Deuxièmement, les données sur lesquelles travaille ce consortium concernent une période qui s’étend sur quelque quarante ans. Or, leur utilisation imposerait une mise en perspective qui n’est pas vraiment effectuée par ces médias. Les exigences de transparence qui s’imposent aujourd’hui étaient loin d’être la norme il y a vingt ans ou plus. On ne peut donc projeter les standards actuels pour juger des comportements passés qui s’inscrivaient dans un contexte très différent.
Troisièmement, la démarche adoptée par ce consortium international de journalistes d’investigation ne peut que susciter de sérieuses réserves. Peut-on vraiment parler à ce propos de journalisme d’investigation? Ne s’agit-il pas avant tout d’une compilation de données volées plutôt que d’une véritable investigation journalistique fondée sur une enquête? En outre, ne cède-t-on pas aux exigences du marketing, à la tentation de la recherche du sensationnel?
Quatrièmement, plutôt que de simplement transmettre aux autorités judiciaires de tous les pays concernés les données reçues anonymement, les journalistes se sont institués juges. Ils pensent être habilités à violer la sphère privée et à porter atteinte à la protection de la personnalité, cela au nom d’un intérêt moral supérieur, au nom d’une valeur absolue, la transparence.
Cinquièmement, les membres de ce consortium s’affranchissent dans leur travail (analyse des documents et publication des résultats) des règles que s’impose la justice dans tout Etat de droit: respect du principe de la présomption d’innocence, droit d’être entendu, etc. Ils tendent à se livrer à une instruction uniquement à charge, violant ainsi les protections qui doivent être accordées à tout citoyen.
Sixièmement, il n’y a aucune garantie que les informations qui sont ainsi divulguées dans les médias après avoir été volées (interceptées par piratage informatique ou copiées illicitement au sein du cabinet d’avocats Mossack-Fonseca) et transmises anonymement aux journalistes, puis dépouillées et traitées par ces derniers, n’ont pas fait l’objet de manipulations, que ce soit par ajouts, retraits ou modifications. C’est pourtant ce qui s’est passé avec le fichier HSBC, volé en 2009 par Hervé Falciani, et qui a, de toute évidence, été modifié (par suppression de certaines fiches) par les services français, avant d’être transmis à la justice.
Enfin, la focalisation actuelle de l’attention sur le paradis fiscal du Panama ne devrait pas occulter une réalité qui est en flagrante contradiction avec l’objectif des standards internationaux imposant la transparence et visant à lutter contre la criminalité financière internationale. En effet, l’hypocrisie, le cynisme et le manque de rigueur caractérisent trop souvent le fonctionnement des institutions internationales qui sont à l’origine de ces standards (notamment le G20 ainsi que l’OCDE et son Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales). Que l’on pense ici au rôle des rapports de force qui président à l’établissement des listes noires ou grises des paradis fiscaux. De même, comment expliquer que l’OCDE ferme les yeux sur le non-respect par les Etats-Unis de la réciprocité dans l’échange automatique d’informations fiscales et que le responsable de son centre de politique et d’administration fiscale, Pascal Saint-Amans, en vienne même à affirmer que le flux d’argent non fiscalisé vers les sociétés offshore totalement opaques des Etats-Unis n’est qu’un phénomène marginal?
* Université de Genève