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Philippe Bilger

Les démocraties occidentales ont-elles perdu la tête ?
C’est l’interrogation de pure forme d’André Bercoff (Figaro Vox) pour dénoncer le fait que « le terroriste Breivik a remporté son procès contre la Norvège » (Libération).

Il me semble toutefois que le problème est plus complexe et qu’on pourrait même aller, sans la moindre provocation, jusqu’à saluer la justice norvégienne.

Anders Behring Breivik, auteur d’une double tuerie le 22 juillet 2011, avait été condamné en juin 2012, à la suite d’un procès exemplaire, à la peine maximale de vingt et un ans de prison. Si singulier que le ministère public – ce que je n’aurais jamais fait – avait serré la main de l’accusé à l’ouverture des débats.

Cette sanction extrême, une fois purgée, devrait être suivie en quelque sorte d’une rétention de sûreté susceptible, au regard de diverses modalités et évaluations, d’être perpétuelle. Donc rien qui ressemble à du laxisme.

Breivik a assigné l’Etat norvégien pour « traitements inhumains » et celui-ci devra lui verser, à titre de dommages et intérêts, un peu plus de 38 500 euros.

Le magistrat, dans un jugement de 37 pages qualifié de décision « grave » pour les uns et de « courageuse » pour les autres, a notamment relevé que « l’interdiction des traitements inhumains et dégradants représente une valeur fondamentale dans une société démocratique » et que ce principe s’applique dans n’importe quelle circonstance – y compris dans le traitement des terroristes et des meurtriers. Breivik, s’il est « une personne dangereuse qui va probablement passer le reste de sa vie en prison », n’a tout de même pas à pâtir d’un « seuil de gravité qui a été dépassé » pour son régime d’incarcération.

Elle a mis notamment en cause les longues périodes d’isolement et leurs conséquences psychologiques désastreuses, les fouilles corporelles nombreuses et régulières et son menottage trop fréquent : plus de 3000 fois depuis son arrestation.

Il convient de noter que cette analyse ne se rapporte qu’à l’exécution de la sanction et n’a pas la moindre incidence sur la durée de celle-ci.

J’apprécie aussi qu’elle souligne que certaines valeurs fondamentales ne sont pas divisibles et qu’elles ont pour vocation de s’appliquer au pire des criminels comme au délinquant ordinaire si jamais celui-ci, par une étrange incongruité, pouvait se voir soumis à un tel traitement.

Qu’en face de l’Etat norvégien, une femme magistrat ait eu l’audace tranquille, sans se laisser influencer par autre chose que par l’exigence de justice et de dignité humaine, de rendre ce jugement appelle de ma part plus le respect que la dérision.

Nos démocraties deviendraient-elles mortelles parce que capables d’une rigueur maximale, elles auraient aussi la force et l’intelligence de faire preuve d’humanité en ne confondant pas la sévérité obligatoire du fond avec les aménagements et les atténuations de la forme ?

Une telle synthèse rendrait absurde tout reproche de laxisme et ne ferait pas apparaître la nécessaire humanité du traitement pour une lubie miséricordieuse et, pour certains, indécente.

Je crois donc que, si nos états de droit étaient toujours aussi cohérents en étant impitoyables à l’égard des crimes mais soucieux d’une incarcération qui ne soit pas « inhumaine », ils se grandiraient, et nos démocraties avec eux.
Pour être franc, je me demande si je n’éprouve pas cette capacité d’estime et cette envie d’adhésion parce qu’il s’agit de la Norvège, d’un criminel qui ne retrouvera jamais l’air libre et que je ne suis pas directement concerné. Il se serait agi de tel ou tel accusé contre lequel j’ai requis la réclusion criminelle à perpétuité – par exemple Mamadou Traoré ou Youssouf Fofana -, je ne suis pas persuadé que j’aurais eu la même attitude. Sans doute aurais-je considéré que la justice devrait avoir d’autres priorités que de se pencher sur le sort de ces condamnés infiniment coupables.

Après cet aveu qui ne me coûte pas, je persiste : coup de chapeau à la Norvège pour cet exemple à la fois de sévérité totale et d’humanité sauvegardée.

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