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Alain Juppé, François Hollande, Le Petit Journal, Nicolas Sarkozy, Yann Barthès
De passage dans l’émission Le Supplément, Alain Juppé a mis en cause Le Petit journal, symbole du harcèlement des politiques par les journalistes. Derrière la charge, l’aveu que décidément, le nouvel Alain Juppé ressemble beaucoup à l’ancien.
Alain Juppé est de retour. Le vrai Alain Juppé. L’éternel Alain Juppé. Il faut voir et revoir son récent passage au Supplément de Canal Plus, et sa charge contre les méthodes du Petit journal de Yann Barthès. La campagne pour la Primaire LR est à peine entamée, la campagne présidentielle est encore loin d’avoir débutée que déjà, sous le nouvel Alain Juppé, perce l’ancien Alain Juppé. Dans le fond, ce type cool et décontracté, qui désormais s’affiche dans les émissions de Canal sans cravate à l’heure où il n’est plus de bon ton de paraitre dans les émissions de Canal sans cravate, car c’est so années 90, ce Alain Juppé souriant et avenant, n’est-il pas un fake ?
Depuis des semaines, à observer Alain Juppé, la question se pose. Combien de temps va-t-il tenir dans son rôle du sage revenu de tout, le cuir tanné par les épreuves, incarnation d’une temporalité politique avec laquelle les Français ont envie de renouer ? Et de traquer, ici et là, tous les signaux faibles indiquant que le vernis de coolitude appliqué au nouvel Alain Juppé risque de craquer, et de révéler qu’en réalité, l’éternel Alain Juppé demeure. Inchangé. Cassant. Distant. Arrogant. Bref, comme le dit Patrick Buisson, par nature inéligible à l’exercice de la fonction d’ancien président de la Ve République.
Dans cette optique, la charge d’Alain Juppé contre le Petit journal de Canal Plus mérite d’être relevée pour ce qu’elle dit des contradictions des deux Alain Juppé, l’ancien et le nouveau. D’un côté, le nouveau, qui se plie aux exercices imposés de la communication politique contemporaine. De l’autre, l’ancien, qui répugne à l’exercice pour ce qu’il impose de reniement à l’idée qu’il se fait de lui-même.
Donc, sur Canal Plus, Alain Juppé a critiqué Canal Plus. « Quand vous vous déplacez dans la rue, que vous avez au-dessus une perche et un journaliste qui vous pose 25 fois la même question, mettez-vous à la place de l’homme politique, c’est du harcèlement ». Et d’ajouter : « Alors parfois, on garde son sang-froid, ce que je m’efforce de faire. Je souris, ‘et cher ami’, etc… Et parfois, ça pète… Il faut pas que ça pète. »
Ironie de l’histoire, Alain Juppé avait débuté son propos par un délicieux préalable : « Je ne veux terminer cette émission en disant du mal des journalistes, parce que ça, c’est quelque chose qu’il ne faut jamais faire… » C’est pourtant ce qu’il a fait.
Dans la charge d’Alain Juppé, prononcée le regard acéré et l’index vengeur, il est une forme d’aveu implicite. Alain Juppé n’a pas envie de se plier à la règle du jeu de l’ultra-médiatisation qui caractérise aujourd’hui une élection présidentielle moderne. En s’en prenant au Petit journal, l’émission du harcèlement, Alain Juppé avoue tout simplement qu’au fond de lui-même, faire campagne lui pèse. Qu’il considère comme insupportable de devoir se contrôler en permanence, de manière à ne pas commettre un faux-pas de type « Casse-toi pauvre con ! »
« Je ne veux pas dire du mal des journalistes » dit le nouvel Alain Juppé, qui cède finalement la place à l’ancien Alain Juppé, qui d’un coup, à travers le Petit journal, dénonce le fonctionnement de la machine à informer contemporaine dans son ensemble « C’est du harcèlement ». Et d’une certaine façon, la critique vaut avertissement « Parfois, ça pète… Il ne faut pas que ça pète ».
Surtout, Alain Juppé voudrait signifier tout son mépris à l’ensemble du monde médiatique et des journalistes qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Quand il précise que, confronté au harcèlement, il s’efforce de garder son sang-froid en affectant une pose hypocrite, « Je souris, et cher ami etc », il lève le coin du voile sur le supposé mystère Juppé. Le nouvel Alain Juppé, cool et décontracté, qui verse une petite larme quand on lui présente un sondage sympa dans Des Paroles et des actes, est bel et bien une construction médiatique destinée aux médias de masse. Un artifice supposé duper l’électeur en mal d’une incarnation politique qui soit tout à la fois posée en verticalité rassurante et en horizontalité bienveillante. Mais en vérité, cette exigence ennuie profondément Alain Juppé, parce qu’il ne le juge pas digne de lui, de sa personne, et de l’idée qu’il s’en fait. Le maire de Bordeaux n’a pas envie d’être élu, il a envie d’être sacré. Il ne veut pas faire campagne, il veut avoir une bonne note à son grand O.
Pour le moment, Alain Juppé fait une campagne de CSP+ Bac+5, pour CSP+ Bac+5. Un livre, une séquence médiatique. Le livre, ça vous pose en intellectuel. Cela fait sérieux et réfléchi. C’est du solide. Le CSP+ Bac+5 adore que le politique à ambition élyséenne soit aussi un écrivain. En complément, Alain Juppé se produit aussi dans des amphithéâtres chargés en CSP+ Bac+5, de l’université libre de Bruxelles à la fondation Concorde en passant par la faculté de Droit d’Assas (des futurs Bac+5). Tous les témoignages convergent : face à ces publics d’électeurs modérément conservateurs, Alain Juppé triomphe. Tel le PSG au Parc des Princes, il est chez lui.
Sauf que viendra nécessairement le temps de la surexposition médiatique. Et qui ne sera pas limitée au seul Petit journal. Ce temps où Alain Juppé devra raconter aux Français l’histoire qu’ils ont envie d’entendre et où il devra se montrer légitime à la faire. Ce temps où il faudra dépasser les livres et les cours en amphi pour créer du sentiment. Ce temps où devenir président de la Ve République n’est pas affaire de désignation, nomination ou cooptation entre membres respectables des excellences et élites nationales, mais où il faut conquérir, par le sentiment le cœur des électeurs.
C’est ici que l’on s’interroge. La prestation d’Alain Juppé au Supplément de Canal Plus, pour qui veut bien le voir, est un premier signal faible de ce que le favori de l’élection présidentielle parait encore convaincre élection et désignation. Que porté le vent flatteur des sondages, aidé par la disgrâce qui frappe François Hollande ou Nicolas Sarkozy, il semble la proie d’une certaine forme d’arrogance qui le mènerait à considérer que la cause étant entendue, il sera le huitième président de la Ve République. Et que par conséquent, faire campagne en affectant d’être cool, sympa et décontracté pour flatter le petit peuple en demande, lui parait superfétatoire. Autrement dit, si l’ancien Alain Juppé, l’authentique, finit par prendre le pas médiatique sur le nouveau, cette sorte de fake communicationnel, le risque d’un malentendu avec les électeurs est grand.
On ne peut pas être élu président sans être, d’une façon ou d’une autre, aimé. Et pour être aimé, il faut être aimable. Pour le moment, les électeurs, en attente d’espoir, disent à travers les sondages qu’ils ont envie d’aimer Juppé, jusqu’à en faire un président. Tôt ou tard, le vrai Alain Juppé en campagne devra répondre à ce cadeau que l’opinion parait encline à lui offrir. A lui d’y répondre. Comme le notait Erik Orsenna dans Grand amour, le roman de la passion entre un peuple et son président, « Les gens n’aiment pas qu’on dédaigne leurs cadeaux ».
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