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Par Thomas Piketty

Le 10 mai à Idomeni, en Grèce, point frontière avec la Macédoine où 10 000 réfugiés sont accueillis.

Réfugiés, dettes, chômage : la crise européenne semble interminable. Pour une part croissante de la population, la seule réponse lisible est celle du repli national : sortons de l’Europe, revenons à l’Etat-nation, et tout ira mieux. Face à cette promesse illusoire, mais qui a le mérite de la clarté, le camp progressiste ne fait que tergiverser : certes la situation n’est pas brillante, mais il faut persister et attendre que les choses s’améliorent, et de toute façon il est impossible de changer les règles européennes. Cette stratégie mortifère ne peut plus durer. Il est temps que les principaux pays de la zone euro reprennent l’initiative et proposent la constitution d’un noyau dur capable de prendre des décisions et de relancer notre continent.

Il faut commencer par tordre le cou à cette idée selon laquelle l’état de l’opinion interdirait de toucher aux traités européens. Puisque l’opinion publique déteste l’Europe actuelle, alors surtout ne changeons rien ! Le raisonnement est absurde, et surtout il est faux. Soyons précis. Revoir l’ensemble des traités conclus par les 28 pays pour instituer l’Union européenne, en particulier lors du Traité de Lisbonne de 2007, est sans doute prématuré : le Royaume-Uni et la Pologne, pour ne citer qu’eux, ont des agendas qui ne sont pas les nôtres. Mais cela n’implique pas qu’il faille rester les bras ballants. Il est tout à fait possible de conclure, parallèlement aux traités existants, un nouveau traité intergouvernemental entre les pays de la zone euro qui le souhaitent. La meilleure preuve, c’est que cela a été fait en 2011-12. En quelques mois, les pays de la zone ont négocié et ratifié deux traités intergouvernementaux avec de très lourdes conséquences budgétaires : l’un instituant le MES (mécanisme européen de stabilité, fonds doté de 700 milliards d’euros permettant de venir en aide aux pays de la zone) ; et l’autre, le TSCG (traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de la zone euro), fixant les nouvelles règles budgétaires et sanctions automatiques applicables aux pays membres.

Le problème est que ces deux traités n’ont fait qu’aggraver la récession et la dérive technocratique de l’Europe. Les pays demandant le soutien du MES doivent signer un « Memorendum  of Understanding » avec les représentants de la fameuse Troïka (article 13 du Traité MES). En quelques lignes, on a ainsi donné à une poignée de technocrates issus de la Commission européenne, de la BCE et du FMI, parfois compétents et parfois beaucoup moins, le pouvoir de superviser la réforme des systèmes de santé, de retraites, d’impôts, etc. de pays entiers, tout cela dans la plus grande opacité et sans contrôle démocratique. Quand au TSCG (article 3), il fixe une cible totalement irréaliste de déficit structurel maximal de 0,5% du PIB. Précisions qu’il s’agit d’une cible de déficit secondaire (après intérêts de la dette) : dès que les taux d’intérêt remonteront, cela impliquera pendant des décennies d’énormes excédents primaires de 3% ou 4% du PIB pour tous les pays ayant accumulé des dettes importantes à la suite de la crise, c’est-à-dire la quasi totalité de la zone. On oublie au passage que l’Europe s’est construite dans les années 1950 sur l’annulation des dettes du passé (notamment au bénéfice de l’Allemagne), et que ce sont ces choix politiques qui ont permis d’investir dans la croissance et les nouvelles générations. Ajoutons que ce bel édifice – MES et TSCG – est placé sous le contrôle du conseil des ministres des finances de la zone euro, qui se réunit à huis clos, et qui nous annonce régulièrement au milieu de la nuit qu’il a sauvé l’Europe, avant qu’on ne se rende compte dans la journée qui suit que ses membres ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils ont décidé. Belle réussite pour la démocratie européenne au 21e siècle !

La solution s’impose : il faut remettre ces deux traités sur le chantier et donner à la zone euro de véritables institutions démocratiques, capables de prendre des décisions claires après une délibération au grand jour. La meilleure option serait la constitution d’une Chambre parlementaire de la zone euro, constituée de représentants des parlements nationaux, en proportion de la population de chaque pays et des différents groupes politiques. Cette Chambre aurait à trancher toutes les décisions budgétaires et financières concernant directement la zone euro, à commencer par le MES, le contrôle des déficits, et la restructuration des dettes. Elle pourrait aussi voter un impôt commun sur les sociétés et un budget de la zone permettant d’investir dans les infrastructures et les universités. Ce noyau dur européen sera ouvert à tous les pays, mais personne ne doit pouvoir bloquer ceux qui souhaitent avancer plus vite.  Concrètement, si la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, qui ensemble représentent plus de 75% de la population et du PIB de la zone euro, parviennent à un accord, alors ce nouveau traité intergouvernemental doit pouvoir rentrer en vigueur.

Dans un premier temps, l’Allemagne aura sans doute peur d’être mise en minorité au sein d’une telle Chambre parlementaire. Mais elle ne pourra refuser ouvertement la démocratie, sauf à prendre le risque de renforcer irrémédiablement le camp anti-euro. Surtout, ce nouveau système constitue une proposition équilibrée : on ouvre la voie à des annulations de dettes, mais dans le même temps on oblige ceux qui veulent en bénéficier – comme la Grèce –  à se soumettre à l’avenir à la loi de la majorité. Un compromis est à portée de main, pourvu que l’on mette de côté les conservatismes et les égoïsmes nationaux.

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