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Par Arnaud Folch
Le président turc dans son palais d’Ankara. Il concentre tous les pouvoirs depuis 12 ans. Photo © REA

Longtemps considéré comme un “modéré”, l’homme qui a fait plier l’Europe est en réalité un islamiste pur et dur. Du gamin pauvre d’Istanbul au despote complice de l’État islamique, retour sur le destin hors norme de celui qui se rêve en nouveau sultan.

Quatre fois la taille du château de Versailles. Plus de mille pièces. Une déferlante de dorures et de tentures jusque dans le gigantesque bunker souterrain. C’est ici, dans son pharaonique palais présidentiel d’Ankara, le plus imposant du monde, que Recep Tayyip Erdogan reçoit ses visiteurs. Sur son bureau, la main symbole des Frères musulmans. À 62 ans, celui que ses compatriotes surnomment “le nouveau sultan” n’a plus rien du petit apprenti footballeur né dans un quartier pauvre d’Istanbul. Gamin, il était contraint de vendre des simit, pains turcs aux grains de sésame, pour se payer ses crampons et les tickets de bus pour aller au stade. Toujours aussi svelte, mais arborant désormais une fine moustache blanche faisant ressortir son teint bistre, l’homme est devenu, depuis 2003, le maître absolu de son pays. Le plus puissant depuis Mustapha Kemal Atatürk. Du fondateur de la Turquie moderne et laïque, haï pour cela par son lointain successeur, la légende disait que « rien ne lui résiste ». À son image, « moins d’une heure aura suffi à Erdogan pour faire plier l’Europe », raconte un diplomate français, « ébahi par son coup de force ».

Le “hold-up” s’est joué en coulisses, le 16 novembre 2015, au cours d’une réunion secrète sur les migrants et les “compensations” à apporter à la Turquie, organisée dans la station balnéaire turque d’Antalya, à l’issue du sommet du G20. Face à Erdogan, un verre de jus d’orange à la main — il ne boit jamais d’alcool et interdit de fumer en sa présence —, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, et le Polonais Donald Tusk, président du Conseil européen. Lesquels vont subir une humiliation sans précédent. Et toute l’Europe avec eux… « Nous pouvons à tout moment ouvrir nos portes vers la Grèce et la Bulgarie et mettre les réfugiés dans des cars, menace d’emblée Erdogan. Que ferez-vous alors de ces réfugiés s’il n’y a pas d’accord ? Vous allez les tuer ? »

Coupant régulièrement la parole à ses interlocuteurs, le président turc s’en prend ensuite nommément à Juncker, qu’il accuse de lui « manquer de respect » : « Le Luxembourg, lui lance-t-il, ça correspond à peine à une petite ville de Turquie ! » Loin de braquer les deux hommes (prétendument) forts de l’Union européenne, qu’il sait être en position de faiblesse, Erdogan obtiendra, ce jour-là, la totalité de ce qu’il réclame : 6 milliards d’euros, au lieu des 3 milliards initialement proposés, la relance du processus d’adhésion à l’Union européenne, la fin des visas obligatoires pour les Turcs désirant se rendre dans l’espace Schengen …

Les exigences du maître d’Ankara seront ensuite scellées par un vote de la Commission européenne. Selon Soli Özel, spécialiste de politique internationale, cet accord comprenait aussi un avenant caché, toujours au bénéfice d’Erdogan : fermer les yeux sur la question des droits de l’homme bafoués en Turquie. « Angela Merkel est venue le rencontrer à Istanbul quinze jours avant le vote, explique-t-il, et la Commission a préféré surseoir à la publication de son rapport annuel, qui critiquait l’état des libertés dans le pays. » Notamment les atteintes à la liberté de la presse : près d’une centaine de journalistes en prison, un millier de procès pour “atteinte à l’honneur du chef de l’État”, 90 % du temps de parole à la télévision réservé au parti au pouvoir…

Longtemps, Erdogan est passé pour un “modéré”. « Je suis un démocrate conservateur », déclarait-il, en 2001, lors de la fondation de l’AKP (Parti de la justice et du développement), qui va le conduire au pouvoir. Nommé premier ministre deux ans plus tard après sa victoire aux élections législatives, il multiplie encore les discours apaisants : respect de la démocratie, soutien sans faille à la laïcité…

Comme d’autres, Nicolas Sarkozy voit en lui un « chef de gouvernement moderne ». Aussi confiera-t-il sa stupéfaction à ses proches à l’issue de leur première rencontre, en 2007, peu après son accession à l’Élysée : « J’avais un regard positif sur lui et, comme j’avais vu que ses deux filles faisaient leurs études aux États-Unis, ce que je prenais pour une marque d’ouverture, j’ai engagé la conversation sur ce sujet. Et là il me répond : “Si nous avons choisi les États-Unis, c’est parce qu’il s’agit de l’un des rares pays occidentaux qui accepte le port du voile à l’école !” » À cette occasion, le président français est aussi présenté à Emine, la discrète et influente épouse d’Erdogan : « On aurait dit un oeuf de Pâques, tellement l’ovale de son visage était dissimulé par un voile », commentera-t-il.

Premier ministre sans interruption jusqu’à son élection à la présidence, en 2014 — pour laquelle il a fait modifier la Constitution —, le vernis “modéré” va peu à peu se craqueler. Jusqu’à faire apparaître la vraie nature de celui qui, en réalité, n’a jamais renié ses engagements islamistes et autoritaires de jeunesse. Car avant de se rallier soudainement en 2001 à la “liberté religieuse”, afin d’échapper aux foudres de la loi, particulièrement sévère depuis Atatürk sur la question de la laïcité, Erdogan fut d’abord un farouche militant pro-islam. Ce que ses futurs contempteurs avaient fini par oublier, ou feindre d’oublier. Aux États-Unis comme en Europe.

Après avoir étudié dans une école coranique formant les imams et les prédicateurs, Erdogan adhère en effet, dès les années 1970, au MSP (Parti du salut national), prônant le port du voile obligatoire et l’instauration de l’islam comme religion d’État. En 1974, il écrit (et interprète le rôle principal) une pièce de théâtre intitulée Maskomya, acronyme turc de mason-komunist-yahudi (maçon-communiste-juif), dénonçant ces trois “périls”. Après l’interdiction du MSP par les militaires, il fonde un nouveau mouvement politique, tout aussi islamiste : le Parti de la prospérité, rebaptisé Parti de la vertu. « La démocratie est un moyen, non une fin », déclarait-il alors. Élu maire d’Istanbul, en 1994, sur un habile programme anticorruption, il fait interdire l’alcool dans plusieurs établissements dépendant de la municipalité…

Puis, c’est le coup de tonnerre de 1999. Orateur vedette d’un meeting à Siirt, dans l’est du pays, celui qui est devenu, aujourd’hui, le “partenaire privilégié” de l’Union européenne déclame à la tribune cet appel au djihad du poète Ziya Gökalp : « Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats ! » Arrêté et condamné, ce n’est qu’à l’issue de sa peine de prison qu’il annoncera sa conversion de façade à un régime laïc, créera l’AKP, puis parviendra au sommet de l’État…

« Erdogan ne veut pas simplement le pouvoir pour le pouvoir, affirme Menderes Cinar, professeur de sciences politiques à l’université Baskent d’Ankara. Il se sent investi par Dieu de la mission de reconstruire la République sur de nouvelles bases, renouant avec le passé ottoman comme avec la religion. »

À partir du tournant des années 2010, marquant son emprise totale sur le pays, le premier ministre puis président turc n’hésite plus à dévoiler son vrai visage. Y compris en France. C’est ainsi devant un parterre de 10 000 fidèles « coraniquement séparés » entre hommes et femmes qu’il s’adressera aux immigrés turcs, le 4 octobre 2015 à Strasbourg, pour leur recommander de « refuser l’assimilation », à l’occasion de sa dernière campagne législative. Et c’est, symboliquement, à la mosquée Eyüp, à Istanbul, là même où les sultans étaient ceints de l’épée d’Osman avant de monter sur le trône, qu’il est allé prier pour fêter sa victoire. Un an plus tôt, citant le Coran, il estimait à la télévision qu’il ne saurait y avoir d’égalité entre les hommes et les femmes, au motif que ces dernières “allaitent” : « Les deux sexes ne peuvent pas être traités de la même façon parce que c’est contre la nature humaine », osait-il.

Qu’importe pour l’Europe. « Des faibles », a-t-il bien compris. Si faibles que cette dernière a aussi fermé les yeux sur ses liens avec le terrorisme islamiste : contrebande de pétrole produit par Dae’ch, combattants radicaux soignés dans les hôpitaux turcs, informations fournies aux combattants afin de faire massacrer des Kurdes, ennemis communs de l’État islamique et de la Turquie…

Le 31 décembre dernier, à la télévision, c’est dans une même indifférence générale qu’il adressait ses voeux à sa population : « Dans un système unitaire [comme le nôtre], un système présidentiel peut parfaitement exister. Il y a actuellement des exemples dans le monde et aussi des exemples dans l’histoire. Vous verrez l’exemple dans l’Allemagne de Hitler… » Moins de six mois plus tard, l’Union européenne décidait d’accélérer le processus d’adhésion.

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