L’irrésistible montée du populisme

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Dominique Moïsi

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L’élection présidentielle en Autriche, perdue de justesse par l’extrême droite, oblige à s’interroger sur le rejet grandissant des élites et sur la bipolarisation de la société, en Europe comme en Amérique.

Le boulet est passé si près qu’il est difficile de savoir s’il faut s’en réjouir ou s’en inquiéter. Quand, au coeur de l’Europe, un écologiste l’emporte à une élection présidentielle d’un peu plus de 30.000 voix seulement, sur son rival d’extrême droite, il n’est plus possible de s’abriter derrière l’expression rassurante de « plafond de verre ». Norbert Hofer aurait très bien pu se retrouver président de l’Autriche. Le temps n’est pas au lâche soulagement, mais aux interrogations douloureuses devant ce qui correspond à un phénomène de rejet grandissant des élites (politiques ou non) dans les sociétés démocratiques.

Le moment n’est plus de se demander doctement si cette évolution traduit une européisation de l’Amérique ou une américanisation de l’Europe. La vague populiste est devenue une réalité transatlantique, liée pour partie au moins au rejet croissant de la mondialisation. Des deux côtés de l’Atlantique, toutes proportions gardées bien sûr, le populisme traduit les mêmes problématiques et appelle sans doute les mêmes réponses.

En Europe comme aux Etats-Unis, la bipolarisation de la société atteint des dimensions inconnues jusqu’alors et débouche sur une véritable fragmentation de la société. De ce fait, il y a aujourd’hui comme un « désaccord sur l’essentiel » qui rend très difficile, sinon impossible, le bon fonctionnement des systèmes démocratiques.

Mais, s’ils n’ont jamais été aussi divisés sur le fond, dans leurs visions de ce que doit être l’avenir, les citoyens, en nombre toujours plus grand, se retrouvent sur un point commun. Ils dénoncent l’inadéquation grandissante qui existe à leurs yeux entre l’offre et la demande politique : un divorce qui se traduit par l’éclatement, sinon la marginalisation, des forces politiques traditionnelles. Aux Etats-Unis, les divisions sont presque aussi grandes au sein des partis républicains et démocrates qu’entre ces deux partis eux-mêmes. En Autriche, les partis traditionnels qui – de centre-droit ou de centre gauche – se sont partagé le pouvoir depuis la renaissance de la jeune République après la Seconde Guerre mondiale ont été tout simplement « laminés » au premier tour des élections présidentielles. Et que dire de la France, où le Parti socialiste semble engagé dans un jeu de décadence compétitive avec le Parti républicain aux Etats-Unis, et où les divisions sont presque aussi importantes à la droite de l’échiquier politique ?

Face à cette double réalité, faite de fractures multiples, d’inadéquations profondes et d’apparentes incapacités de renouvellement, il convient de se garder de réponses simples. La complexité exige de la clarté dans la définition des enjeux, pas du simplisme. En Europe, accuser Bruxelles de tous les maux est trop facile, comme peut l’être le réflexe, plus sympathique mais tout aussi irréaliste, consistant à aller vers toujours plus de fédéralisme. Plus d’Europe ne signifie pas nécessairement une « meilleure Europe », plus efficace, parce que plus intégrée. On ne saurait ignorer à ce point les émotions des peuples.

Sur un plan différent, faire campagne contre les populismes, de manière exclusivement négative, au nom de l’éthique ou de la rationalité, jouer sur la honte ou sur la peur ne suffit pas, ne suffit plus. Il faut, pour contenir la menace, un contenu positif et réaliste à la fois qui parle au coeur comme à la raison. En Grande-Bretagne, les partisans du maintien dans l’Union n’ont recours de facto qu’à une seule carte, celle de la peur du saut coûteux dans l’inconnu. Sera-ce suffisant face aux émotions nationalistes, identitaires et anti-élites d’une grande partie de l’électorat britannique ? Aux Etats-Unis, Hillary Clinton sera élue si elle réussit à créer derrière elle une dynamique liée à son essence, c’est-à-dire son « genre », et pas seulement si elle joue la carte de la peur, en dénonçant les effets sur l’image et la réalité de l’Amérique, de la présence à la Maison-Blanche d’un « clown dangereux » aux tendances isolationnistes.

L’Amérique a le choix. Elle peut à nouveau donner l’exemple et après avoir élu le premier président noir de son histoire, élire la première femme présidente de la première puissance mondiale. Pour le moment ce facteur ne joue étrangement pas, comme si l’absence d’empathie visible de la part de la candidate du parti démocrate, avait pour ainsi dire totalement « inactivé » cette carte. On peut néanmoins penser que l’immense majorité des femmes, quelque puissent être leurs réticences à l’égard de sa personne, se rallieront à Hillary Clinton. Mais cette élection ne ressemble à aucune autre et échappe à toute analyse comparative avec le passé.

« Quand vous êtes habitués aux privilèges, l’égalité est ressentie comme de l’oppression. » Cette formule qui circule sur Internet exprime sans doute pour partie la frustration de « l’homme blanc » face à l’évolution d’un monde dans lequel des deux côtés de l’Atlantique, il ne se sent pas rejoint mais marginalisé, sinon remplacé par d’autres. Comment répondre à cette peur, sans sombrer dans le déni de ce qui constitue notre « avantage comparatif », c’est-à-dire l’ouverture et la tolérance de nos sociétés ? Deux critères s’imposent avec force. Le premier est celui du contrôle, sur les flux migratoires, comme sur les complots terroristes, et les débordements de violences urbaines. Les citoyens doivent se sentir protégés de manière compétente. En France, remplir les cahiers de commandes de nos industries de défense, ou intervenir avec détermination au Mali par exemple, est une chose, mais ne pas savoir – comme en court la rumeur – coordonner l’action de la police et celle de l’armée pour sauver les spectateurs pris en otage au Bataclan en est une autre.

Face à la montée irrésistible des populismes, les partis traditionnels doivent se réinventer dans un double souci d’efficacité et d’éthique. Une série comme le « Baron noir » en France doit apparaître comme une description du « monde d’hier » et non du monde d’aujourd’hui ou de demain.

Dominique Moïsi, professeur au King’s College de Londres, est conseiller spécial à l’Ifri.

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