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Bombes à fragmentation à l’intérieur d’un Tupolev. La Russie est accusée d’en avoir utilisé en Syrie.
Une provocation? Un simple malentendu? Jeudi dernier, dans un ciel syrien encombré d’avions militaires, deux bombardiers russes Soukhoï SU-34 ont pris une route peu habituelle. Alors que l’aviation russe concentre principalement ses bombardements sur les villes d’Idlib et d’Alep, dans le nord de la Syrie, les deux engins ont traversé une bonne partie du pays pour se diriger plein sud, dépassant Palmyre jusqu’à proximité de la frontière jordanienne.
Il a fallu les appels désespérés des «cibles» pour que le centre de commandement américain établi au Qatar se rende à l’évidence: l’objectif était la garnison de ceux qui se font appeler la Nouvelle armée syrienne, un groupe de combattants financé, équipé et entraîné par les militaires américains pour combattre l’organisation djihadiste de l’État islamique. En un mot: c’étaient «leurs hommes» que visaient directement les Russes.
Selon les bribes d’information fournies par les Américains, la suite est plus extravagante encore. Deux FA-18 américains décollent d’un porte-avions basé en Méditerranée, jusqu’à se trouver nez à nez avec leurs collègues russes. Le chassé-croisé dure suffisamment longtemps pour que les chasseurs américains commencent à… manquer de kérosène. Même si la communication entre pilotes a été établie, à peine les Américains ont-ils le dos tourné que les avions russes prennent à nouveau le groupe pour cible, s’attaquant à ceux qui étaient venus secourir leurs collègues du premier raid.
La version de Moscou est passablement différente. «Regardez les cartes du pays!, enjoint un diplomate russe. Cette région est largement considérée comme étant contrôlée par l’État islamique. Nous avons pris pour cible un camp d’entraînement qui se trouvait dans cette zone. Jamais, malgré tous nos contacts, les Américains n’ont évoqué la présence de ces troupes qui sont sous leur contrôle.» Vu de Moscou, pas de manque de kérosène, pas de second raid: «Dès que les Américains nous ont transmis les informations, nos avions sont rentrés dans leur base.»
En tout état de cause, l’épisode a été jugé suffisamment grave par les Etats-Unis pour réclamer une vidéo-conférence «extraordinaire» sur la question. Si l’affaire a été évoquée à Genève, au sein de la task force chargée de surveiller l’application d’une trêve en Syrie (aujourd’hui pratiquement inexistante), le dossier est remonté rapidement plus haut, en direction du Pentagone et du Ministère russe de la défense.
Voilà des mois, en réalité, que les Russes multiplient les appels du pied vers les responsables américains afin de «coordonner» plus étroitement les frappes des uns et des autres. Une perspective qui n’enchante guère les Américains tant, à leurs yeux, elle aurait le double inconvénient d’afficher une trop grande proximité avec la Russie et, surtout, d’exposer le détail de leurs activités sur le terrain.
Ce regain de tension entre Moscou et Washington a surgi tandis que le président Barack Obama doit faire face, chez lui, à une sorte de rébellion d’une partie du Département d’État. Une cinquantaine de diplomates, en lien direct avec le dossier syrien, ont en effet enjoint la Maison-Blanche à se montrer plus «mordante» envers le président syrien Bachar el-Assad ainsi que son allié russe. Selon ces diplomates «dissidents», une plus grande implication militaire des Etats-Unis serait le seul moyen de convaincre le régime syrien de négocier sérieusement avec l’opposition.
«En réalité, note une source américaine, nous étions déjà pratiquement à couteaux tirés avec les Russes avant même cet épisode. Ce soi-disant malentendu ne fait que confirmer l’état réel de nos relations.»
Au-delà d’un possible «malentendu», Russes et Américains, par combattants, milices et groupes rebelles interposés, ont désormais lancé une sorte de course pour venir à bout (au moins à court terme) des principaux bastions de l’État islamique. C’est le cas actuellement dans le nord de la Syrie, autour de la ville de Manjib et, au-delà, de Raqqa, la «capitale» syrienne de l’État islamique.
Dans cette optique, les quelque 300 combattants de la Nouvelle armée syrienne, représentent-ils un danger en vue d’une possible offensive vers la ville de Deir Ezzor, elle aussi entourée par l’Etat islamique? Serviraient-ils, aux yeux des Américains à rendre moins facile un «triomphe» des Russes et de l’armée syrienne contre l’État islamique, à l’image de leur victoire très médiatisée à Palmyre? D’une certaine manière, ce sont bien les combats de l’après Etat-islamique qui ont commencé à la frontière jordanienne.