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Guillaume Berlat

« La folie, c’est de recommencer la même chose et en attendre des résultats différents » (Albert Einstein). Depuis au moins deux décennies, chaque fois qu’ils sont consultés démocratiquement par la voie du suffrage universel, les peuples manifestent les plus grandes réserves – légitimes ou non – à l’encontre de la construction européenne. Ces signes d’hostilité sont constamment considérés avec le plus grand mépris aussi bien au plus haut niveau des États concernés que dans le cœur de la Babel bruxelloise. Que n’entend-on la même litanie à chaque fois ? Le florilège vaut le détour. Les peuples se seraient trompés par ignorance. Ils n’auraient pas répondu à la question qui leur était posée par inadvertance. Ils auraient manqué de discernement par défiance…

La logique des dirigeants européens se résume ainsi : « de minimis non curat praetor ». Le bon sens prévaudra et le Royaume-Uni se ressaisira. Bien mal leur en a pris. Les faits sont têtus ! L’Histoire, parfois, se répète. Les résultats du scrutin du 23 juin 2016 au Royaume-Uni en apportent la preuve éclatante. Au pronostic éclairé des élites européennes en faveur du « brexin »1, répond clairement la décision souveraine du peuple britannique : le « brexit ». Désormais, l’Union européenne se trouve à la croisée des chemins.

LE PRONOSTIC ASSURÉ DES ÉLITES EUROPÉENNES

Avec une constance qui mérite louange, les élites européennes pêchent par la logique de leur incohérence et la constance de leur aveuglement.

La logique de leur incohérence

Au lieu de partir de la « vérité des faits » (le désamour croissant entre les citoyens européens et la forme actuelle que prend la construction européenne2), les Vingt-huit préfèrent continuer inlassablement à chevaucher leur chimère préférée (le tout va très bien madame la marquise) et leur démarche favorite (la méthode Coué). Rien ne bouscule leurs certitudes : la fin de Schengen (avec la crise migratoire sans fin); les ratés de l’euro (hier on défendait un euro fort, aujourd’hui c’est le contraire) ; le rejet du traité transatlantique (dont on ne connait le contenu que grâce aux fuites d’une ONG)… L’idée européenne se transforme petit à petit en religion avec ses dogmes immuables (le toujours plus d’Europe), sa liturgie (les communiqués insipides aux airs d’inventaire à la Prévert) ; ses ayatollahs (les commissaires européens intouchables), ses fatwas (la politique des sanctions à tort et à travers), son refus du doute (politique migratoire, déréglementation à tout va), ses grands messes mensuelles (les conseils extraordinaires dont il ne sort que de la bouillie pour les chats)… On se croirait revenu au temps de la SDN3.

La constance de leur aveuglement

Pendant des années, on fait semblant de ne pas voir. Pourquoi un tel aveuglement ? Comment expliquer ce besoin de se raccrocher aux bons vieux schémas qui nous rassurent ? Tout simplement parce qu’on choisit de ne pas désigner le mal, de ne pas nommer les causes. On continue par notre politique européenne – ou notre absence de politique européenne – à rêver à l’Europe des pères fondateurs, celle d’une construction réalisée par les peuples, pour les peuples et avec les peuples. Or, aujourd’hui, elle n’existe plus dans la conscience d’une majorité de citoyens européens qui ne voit que les contraintes bruxelloises4.

Pourtant, l’Europe va de crise en crise. Depuis plusieurs années, faute d’une vision à long terme des hommes politiques et des hiérarques de Bruxelles, la construction européenne marque le pas et subit, faute de pouvoir les anticiper, les évènements. Pas un mois ne se passe sans que le pire ne soit à craindre pour le projet européen. Son détricotage s’opère sous nos yeux. Alors que l’heure des remises en cause a sonné, que fait l’Europe ? Elle expédie les affaires courantes, évitant les sujets polémiques. Aujourd’hui, le choc est rude pour les sourds et les aveugles qui nous gouvernent.

LA DÉCISION SOUVERAINE DU PEUPLE BRITANNIQUE

Elle constitue le reflet d’un double choix, celui du courage d’un peuple qui affronte la réalité et celui de la logique historique.

Un choix courageux : le refus de la peur

En dépit des « appels à la raison » qui lui a été prodigués, par Barack Obama5, la directrice du FMI, Christine Lagarde, l’OCDE6…, le « peuple sûr et dominateur » (le peuple britannique, en paraphrasant la phrase du général de Gaulle à propos d’Israël) prend ses responsabilités à l’issue d’une campagne référendaire au cours de laquelle tous les arguments ont été longuement exposés, débattus de la manière la plus transparente et non dans l’opacité chère au négociateurs du TAFTA7.

En dépit des concessions exorbitantes faites par les Vingt-Sept à David Cameron pour qu’il l’emporte contre les eurosceptiques8, les Britanniques en décident autrement. En dépit du chantage à la peur exercé sur eux (« Project fear »), les Britanniques tiennent bon (la presse tabloïd les aident en faisant ses choux gras des réglementations européennes abscons) après avoir été vilipendés par la bien-pensance. A rebours de la pratique diplomatique, cette ambiguïté n’est pas constructive. Au contraire, elle se révèle destructrice. Faute de décourager les « déviants », elle les conforte dans leurs convictions d’eurosceptiques, de l’Europe bouc émissaire9.

Un choix logique : la manifestation d’une constante

Alors que Londres a un pied dedans, un pied dehors, les hommes politiques procrastinent dans leur méconnaissance coupable de l’histoire compliquée des relations entre le Royaume Uni et l’Europe. La défiance à l’encontre du projet européen est inscrite dans l’ADN des Britanniques, qu’on le veuille ou non10. Or, nos décideurs font mine de ne pas se souvenir de quelques dates marquantes. Juste avant le débarquement en Normandie, Winston Churchill déclare : « chaque fois qu’il nous faudra choisir entre l’Europe et le grand large, nous choisirons le grand large ». Conservateurs et travaillistes refusent de prendre le train européen en 1950 (CECA).

Les Britanniques tentent de torpiller la préparation du traité de Rome à la conférence de Messine 1955. En 1960, ils lancent une organisation concurrente, l’Association européenne de libre-échange (AELE) qui est un échec. D’où les deux demandes d’adhésion du Royaume-Uni auxquelles le général de Gaulle oppose deux vétos. Elle y adhère en 1973. Souvenons-nous de la guérilla de Margareth Thatcher sur la contribution britannique au budget européen avec son célèbre : « I want my money back »11. Le « brexit » nous offre une possibilité d’avancer dans un débat indispensable pour l’avenir tant le navire Europe prend l’eau de toutes parts12.

UNE SALUTAIRE CLARIFICATION POUR L’AVENIR DE L’EUROPE

A toute chose malheur est bon ! A la condition expresse que les dirigeants européens sachent saisir la balle au bond et ne se contentent pas d’imprécations.

Le maintien du statu quo : « la maladie du renoncement » (Charles de Gaulle)

1 Jacques Attali, « J’ai toujours pensé que les Britanniques rejetteraient le ‘Brexit’ » dans « La fermeture engendre la barbarie », Le Monde, Economie et entreprises, 24 juin 2016, p 7.
2 Hubert Védrine, Gare au décrochage des peuples de l’Europe !, Le monde, 14 juin 2016, p. 23.
3 Guillaume Berlat, Union européenne : un mauvais remake de la SDN. De Stefan Zweig à Romain Gary, www.prochetmoyen-orient.ch , 9 mai 2016.
4 Cécile Ducourtieux/Jean-Pierre Stroobants, Bruxelles figée avant le vote sur le Brexit, Le Monde, Éco & Entreprise, 10 juin 2016, p. 2.
5 Florentin Collomp, Obama met tout son poids contre le Brexit, Le Figaro, 23-24 avril 2016, p. 6.
6 Richard Hiault, Le scénario noir de l’OCDE d’une sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, Les Échos, 2 juin 2016, p. 6.
7 Thomas Cantaloube, Les paradoxes du débat sur le Brexit, www.mediapart.fr, 7 juin 2016.
8 Sylvie Goulard, Goodbye Europe, Café Voltaire, Flammarion, 2016.
9 Ils osent voter sur l’Europe ! Ils sont fous ces Anglais, Marianne, n° 1001-1002, 17-30 juin 2016.
10 Vernon Bogdanor, « Les Britanniques ne se sentent pas européens », Le Monde, 23 juin 2016, p. 4.
11 Arnaud Leparmentier, Le cheval de Troie hors les murs, Le Monde, 9 juin 2016, p. 24.
12 Christian Makarian, L’Europe en déconstruction, L’Express, n° 3373, p .15.

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