Hubert Védrine : « Il n’y a plus de couple franco-allemand depuis la réunification »

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Jacques Hubert-Rodier et Dominique Seux

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Hubert Védrine : « Il n’y a plus de couple franco-allemand depuis la réunification » – RGA/RéA

L’année qui s’ouvre sera-t-elle à nouveau dominée par les questions de sécurité et de migrations ?

C’est inévitable, et cela appelle des réponses et des politiques encore plus crédibles. Mais ce qui menace d’abord l’Europe, ce qui la mine, c’est ce mal-être existentiel qui se manifeste sur tous les plans et que l’on n’arrive pas à surmonter. La pression terroriste, les flots de migrants et de demandeurs d’asile, les provocations de Poutine révèlent les faiblesses de l’Europe. Le Brexit n’est pas qu’une aberration britannique, mais un signe extrême du décrochage plus large des peuples vis-à-vis de la construction européenne. C’est « le » problème n° 1 !

Le terrorisme va-t-il continuer en 2016 et 2017 ?

Sans doute, et même au-delà. Qui oserait prédire l’inverse ? Cela dit, n’oublions pas que le terrorisme islamiste, le produit d’une gigantesque convulsion au sein de l’islam, frappe d’abord les musulmans « impies » : dans le monde arabe, mais aussi en Turquie, en Asie, en Afrique, en Europe aussi. Une infime partie des 25 millions de musulmans qui y vivent sont « travaillés » aussi par cet extrémisme. Les terroristes s’en prennent aussi à nous, mais dans leur vision nous ne sommes pas la cible principale.

Votre lecture « globale » infirme les explications « locales » au terrorisme que l’on entend beaucoup en France…

Bien sûr ce terrorisme islamiste exploite des frustrations locales, il y en a partout, mais s’il y a des talibans en Afghanistan, des attentats suicide en Turquie, si Daech a été créé en Irak, et Boko Haram en Afrique, etc., ce n’est pas à cause de la colonisation d’avant-hier ni de la situation sociale en France aujourd’hui ! La repentance obsessionnelle ne doit pas tourner à l’absurde et le masochisme nombriliste n’est pas une garantie de sécurité !

Les reculs de l’Etat islamique en Syrie, en Irak et en Libye peuvent-ils ralentir ou amplifier les attentats ?

Cela les affaiblira de ne plus avoir ces bases arrière fixes, mais cela ne veut pas dire que les attentats vont disparaître du jour au lendemain. Il subsistera encore longtemps des réseaux. Surtout si on ne trouve pas, vite, une solution politique pour l’Irak, pour la Syrie, sans oublier la Libye et le Sahel.

Face à ce terrorisme, en France, qu’est-ce qui doit être fait en plus ?

Prévenir toujours plus pour mieux neutraliser et protéger. Les polices, l’armée font déjà un travail extraordinaire. La controverse sur l’Etat de droit est bizarre. Qui propose d’en sortir ? Quant à son adaptation elle n’est pas interdite, elle a lieu en permanence : plusieurs nouvelles lois, justifiées, ont été votées sous ce quinquennat, pour renforcer la sécurité. Mais il y a aussi ce que devraient faire les musulmans eux-mêmes. Juste après les attentats contre « Charlie Hebdo » de janvier 2015, j’avais écrit que les musulmans d’Europe avaient, là, dans le drame, une occasion historique de s’exprimer, de condamner, et donc de s’affirmer. Je crois toujours qu’une grande manifestation des musulmans d’Europe, le même jour, contre le terrorisme islamique serait efficace pour contrer l’amalgame islam/islamisme/terrorisme, qui peut égarer une partie des opinions publiques. Mais vous connaissez les objections : on ne pouvait montrer du doigt une communauté en particulier, il ne faut pas stigmatiser, etc. Sophismes ! Nous ne sommes pas confrontés à une vague de terrorisme bouddhiste ou chrétien ! Et tant pis si l’extrême gauche s’est fourvoyée en faisant de l’immigré musulman (qui n’en demande pas tant !) le nouveau prolétaire persécuté intouchable. Ecoutons plutôt ce que disent les musulmans courageux. Le discours de Mohammed VI du 20 août dernier, en tant que commandeur des croyants, pour un islam modéré et tolérant est d’une importance considérable. C’est très courageux de sa part d’appeler à un front commun contre le fanatisme des djihadistes et de défendre un islam tolérant. Cette partie-là de la contre-offensive antiterrorisme islamique ne peut être menée que par des autorités musulmanes. On a oublié chez nous les avertissements de Salman Rushdie et de Taslima Nasreen, et on a sous-estimé le courant des modernistes dans l’islam qu’il faut soutenir au lieu d’ânonner des slogans contre l’islamophobie et la stigmatisation qui ne sont que des prétextes à ne rien faire !

Que faire au niveau européen ?

Certainement plus, mais il serait injuste de considérer que l’Europe n’a pas rempli sa mission de sécurité puisqu’elle n’en a jamais été chargée et que la Commission n’est pas du tout conçue pour cela. Quant aux accords de Schengen, ils ont été pensés à un moment où on imaginait que l’Europe aurait vocation à s’élargir toujours plus au sein d’une sympathique « communauté internationale » et à inspirer le monde. L’afflux massif de migrants et de demandeurs d’asile a changé la donne. Il n’était pas étonnant que des pays qui se situent sur le chemin des migrants rétablissent leurs frontières. Dénoncer Viktor Orban et d’autres était du temps perdu.

Le « oui » au Brexit a-t-il déjà eu des conséquences ?

Il est bien trop tôt pour les mesurer. Personne ne sait comment va tourner la négociation entre l’Europe et la Grande-Bretagne, qui risque de durer très longtemps. C’est dans deux ou trois ans que l’on saura si le Brexit aura marqué le début de la dislocation de l’Union ou au contraire le point de départ d’un renouveau de l’UE.

D’ici là, comment relancer l’Europe ?

A mon avis, pas en essayant de la « relancer » à l’identique avec des thèmes populaires ou avec encore plus d’intégration, mais sans avoir rien changé à son fonctionnement. La relance dont on parle, « plus d’Erasmus », « plus d’investissements », « penser à la jeunesse »… pourquoi pas ? Mais c’est insuffisant. Mis à part le sujet sécurité, qui est sérieux et que le président de la République place en premier. Car cela ne tient aucun compte du fait qu’il faut repenser le mode de fonctionnement de l’Europe pour enrayer le décrochage des peuples. Cela serait plus à la hauteur des enjeux, à mon avis, de faire une pause pour réfléchir, puis de réunir une grande conférence refondatrice, comme celle de Messine en 1955, dont l’objectif serait d’établir un bilan, puis un diagnostic sérieux sur ce que doit être l’Europe, quelles doivent être ses compétences, celles qu’elle doit garder, celles qu’elle doit rétrocéder (la subsidiarité). Il aurait fallu dire aux peuples : « Votre attachement à l’identité/souveraineté est légitime, l’Europe doit être un plus, pas un moins. » Si l’on grille cette première étape, je crains que la relance annoncée ne fasse « pschitt » et que les peuples soient toujours furieux, surtout si on leur vend plus d’intégration comme panacée !

La France et l’Allemagne abordentelles de la même façon cette période ? Ce n’est pas l’impression que l’on a…

En réalité, il n’y a plus vraiment de « couple » franco-allemand depuis la réunification de l’Allemagne. Le langage pavlovien automatique tenu à Paris qui consiste à répéter qu’il faut « relancer le couple franco-allemand pour relancer l’intégration européenne, en priorité dans la zone euro » est décalé. Je serais bien étonné par exemple que Berlin veuille d’un ministre des Finances de la zone euro… à moins qu’il ne soit allemand. Mais ce n’est pas un drame. Les deux pays ont toujours intérêt à chercher en priorité des accords entre eux – cela marche parfois – et il n’y a pas d’alternative. Mais cela devient de plus en plus difficile car l’Allemagne est devenue plus puissante, grâce notamment aux réformes que nous ne parvenons pas à faire. Du côté de la France, qui ne cesse paradoxalement de réclamer plus de réglementation européenne, l’européisme, idéologie de substitution, s’est emparée il y a longtemps des élites de centre gauche et centre droit, de la sphère financière et techno. C’est impossible pour elles de repenser ce système. De toute façon, d’ici aux élections françaises et allemandes, il ne se passera pas grand-chose. Occasion manquée.

La montée du populisme est-elle à craindre au-delà de ce que nous avons d’ores et déjà sous les yeux ?

C’est probable, mais cela ne sert à rien de le condamner. Il faut en chercher et en traiter les causes. Les électeurs des démocraties ne se sentent plus représentés par les « représentants » qu’ils élisent. D’où la demande vengeresse d’une démocratie directe qui progresse de jour en jour. Ce sont des réponses concrètes et convaincantes aux questions et aux angoisses exprimées, parfois de façon folle, sur les frontières, la sécurité, la mondialisation, l’identité, etc. qui apaiseront cette fureur peu à peu. L’Europe ou les Etats-Unis ne sont pas les seuls concernés, voyez les Philippines.

Donald Trump peut-il encore gagner ? Que changerait la victoire d’Hillary Clinton pour l’Europe ?

Le plus probable est qu’Hillary Clinton soit élue. Mais c’est déjà extraordinaire que Trump ait été désigné et qu’il puisse être élu ! S’il était battu avec 45 % des voix, ce serait déjà énorme. Reste que, quand il affirme que « l’Amérique ne va pas continuer éternellement à payer pour ses alliés », il ne dit pas autre chose que le Pentagone, ou même Barack Obama ! Une partie croissante des Américains pense que les Etats-Unis n’ont pas à porter à bout de bras le système international jusqu’à la fin des temps. Ce n’est pas vraiment de l’isolationnisme mais une distanciation égoïste vis-à-vis du monde extérieur. Il faut y réfléchir. Hillary Clinton est, elle, sur une ligne classique de leadership américain, plus interventionniste. C’est une « liberal hawk » (un faucon libéral). Elle risque d’avoir une approche conventionnelle du rôle dirigeant des Etats-Unis.

Quel est le bilan de Barack Obama ?

Son bilan est positif, surtout après celui de G.W. Bush, même s’il n’a pas toujours été compris des Européens ou de ses compatriotes. Il a une intelligence très aiguë du monde réel, une vision sophistiquée de la retenue dans l’usage de la force par la puissance numéro un. Entre l’accord nucléaire avec l’Iran, Cuba, le traité Etats-Unis / Pacifique, son acquis est important. Evidemment, il a en revanche, comme nous, échoué sur la Syrie (pour des raisons différentes) et au Proche-Orient. Je regrette que nous ne soyons pas arrivés, en France, à mieux nous entendre avec lui, que ce soit sous Sarkozy ou sous Hollande. Son héritage intellectuel sera redécouvert petit à petit quand on trouvera ses successeurs trop simplistes par rapport à un monde complexe !

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