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Par Thomas Piketty
Dans moins de deux mois, les Etats-Unis auront un nouveau président. Si Donald Trump l’emporte, ce serait une catastrophe pour son pays, mais aussi pour le reste du monde. Raciste, vulgaire, imbu de lui-même et de sa fortune, il incarne ce qu’il y a de pire en Amérique. Et le fait qu’Hillary Clinton ait tant de mal à le distancer dans les sondages nous interpelle tous.
La stratégie de Trump est classique : il explique aux petits blancs malmenés par la mondialisation que leur ennemi est le petit noir, l’immigré, le mexicain, le musulman, et que tout ira mieux si le grand milliardaire blanc les en débarrasse. Il exacerbe le conflit racial et identitaire afin d’éviter le conflit de classe, dont il risquerait de faire les frais. Cette prédominance des clivages ethniques joue un rôle central dans toute l’histoire des Etats-Unis, et explique pour une bonne part la faiblesse de la solidarité et de l’Etat social américain. Trump se contente de pousser cette stratégie à son paroxysme, avec toutefois plusieurs nouveautés majeures. D’abord, il s’appuie sur une idéologie de la fortune méritée et de la sacralisation du marché et de la propriété privée, qui a atteint aux Etats-Unis des sommets inédits au cours des dernières décennies. Ensuite, cette structure du conflit politique tend aujourd’hui à se répandre dans le reste du monde, notamment en Europe. Un peu partout, on voit monter dans les électorats populaires un mélange de tentation xénophobe et d’acceptation résignée des lois du capitalisme mondialisé. Puisqu’il est illusoire d’attendre grand-chose de la régulation de la finance et des multinationales, alors tapons sur les immigrés et les étrangers, cela nous fera moins de mal, à défaut de nous faire beaucoup de bien. Beaucoup d’électeurs de Trump ou Le Pen ont au fond d’eux une conviction simple : il est plus facile de s’en prendre aux immigrés qu’au capitalisme financier ou d’imaginer un autre système économique.
Face à cette menace mortifère, la réponse de la gauche et du centre est hésitante. Elle consiste parfois à s’aligner sur la rhétorique identitaire dominante (comme l’illustre par exemple la triste polémique française de cet été sur le burkini, alimentée par un Premier ministre qui se prétend progressiste). Ou bien, le plus souvent, à abandonner les classes populaires à leur sort, coupables de mal voter, de peu voter, et aussi de moins financer leurs campagnes politiques (rien de tel que quelques riches donateurs pour se mettre en marche !). C’est ainsi que les partis de gauche et du centre se retrouvent à promouvoir eux-aussi le culte du marché-roi, se différenciant de la droite populiste principalement par la défense – au moins formelle, c’est déjà ça – de l’égalité raciale et culturelle. Cela leur permet de conserver le vote des minorités et des immigrés, tout en perdant une bonne part des classes populaires autochtones, d’où un repli de plus en plus net sur la défense des groupes les plus favorisés et les mieux dotés dans le marché mondial.
Le défi est immense, et personne ne détient de solution miracle. Il s’agit de faire vivre la solidarité au sein de communautés politiques de grande taille, traversées par de multiples clivages, ce qui n’est pas simple. Aux Etats-Unis, Hillary Clinton était en 2008 porteuse d’un projet de progrès social plus ambitieux par certains côtés que celui de Barack Obama, par exemple sur l’assurance santé universelle. Aujourd’hui, avec la lassitude face à la dynastie Clinton, les honoraires reçus de Goldman Sachs, le temps passé avec les donateurs de son mari, elle apparaît de plus en plus comme la candidate de l’establishment. Elle doit maintenant tirer les leçons du vote Sanders et démontrer à l’électorat populaire qu’elle est la mieux placée pour améliorer son sort. Cela passe par des propositions sur le salaire minimum, l’éducation publique et la justice fiscale. Plusieurs responsables démocrates la poussent à annoncer enfin des mesures fortes sur l’imposition des multinationales et des plus grandes fortunes. Elle pourrait notamment s’appuyer sur la récente décision européenne de faire payer Apple sur ses profits irlandais, ce qui lui permettrait aussi de s’opposer à la position conservatrice du Trésor américain et des milieux financiers (qui ne rêvent que d’une amnistie fiscale pour les profits rapatriés des multinationales). La meilleure solution serait de proposer à l’Europe la mise en place d’une imposition minimale significative – au moins 25% ou 30% – sur les profits des multinationales européennes et américaines. Cela obligerait les autorités européennes à appliquer enfin un taux minimal commun d’impôt sur les sociétés (alors que la décision récente se contente de demander l’application du taux irlandais de 12,5%, qui est beaucoup trop bas, et place une nouvelle fois l’Europe entre les mains des juges de la concurrence). Un tel discours montrerait une véritable volonté de changement d’approche de la mondialisation. Car si les entreprises comme Apple et consorts ont évidemment apporté au monde des innovations considérables, la vérité est que ces géants n’auraient pu émerger sans des décennies de recherche publique et d’infrastructures collectives, tout cela en bénéficiant de taux d’imposition plus faibles que les petites et moyennes entreprises américaines comme européennes (et si le patron d’Apple et ses collègues prétendent le contraire, qu’ils publient enfin le détail de leurs comptes). Cette complexité doit être expliquée, ce qui exige transparence et courage politique. Le moment est venu pour Hilary Clinton d’en faire la démonstration.