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François-Bernard Huyghe
Quel serait, d’ailleurs, le but de la contre-propagande ou du contre-discours ? Les persuader de renoncer au moyen (la violence), ou au but (un califat universel soumis à la charia) ? Voire les (re)convertir à « nos valeurs » tout en respectant leur foi, en une sorte de compromis ? Les débarrasser de pensées anormales, excédant la mesure des déviances tolérables par rapport à des normes que tout homme devrait tenir pour évidentes « naturellement »? Ou simplement obtenir que ces gens, même s’ils nourrissent de folles pensées ne passent pas à l’acte ?
Suivant qu’il s’agira de normaliser ou de décourager, les méthodes ne seront pas les mêmes. La prévention (l’avant) ou la déradicalisation après (le retour plus ou moins chaotique du sujet à un état normal ou socialement supportable et qui pourrait coïncider avec son retour du front) font partie des panoplies des pays occidentaux.
La radicalisation – terminologie chère aux sciences humaines anglo-saxonnes mais d’origine policière -est généralement définie comme une processus intérieur (impliquant donc des degrés de croyance : on peut peut être plus ou moins radicalisé, plus ou moins gravement « contaminé »). Elle se manifeste par l’adoption de convictions « radicales » ou « extrémistes ». Et conduit à la violence ( radicalising into violent extremism). Notons au passage que, pour un djihadiste, être radical, c’est-à-dire au plus près de la racine du monothéisme, être littéraliste et intégriste, c’est un compliment.
Il s’agit d’abord de définir quelles convictions relatives à quelles racines (c’est l’étymologie de radicalisme) ou s’éloignant de quelle zone de pensée modérée ou raisonnable tombe sous le coup de l’appellation infamante. Radicaliser ce serait donc dévier, mais dévier de quoi ? À partir de quand une vision critique, une théorie préconisant de changer l’ordre établi est-elle si dangereuse qu’il faille soigner ceux qui adhèrent ? Un parti qui se réclame officiellement du marxisme comme le PCF ou le NPA et sensé prôner le renversement violent de l’ordre établi par une classe au détriment d’une autre (cela s’appelle la révolution) relève-t-il de cette thérapie ? Ou un groupe monarchiste, antilibéral, théocratique, hostile à l’Europe, partisan d’une réforme constitutionnelle, critiquant le système représentatif occidental comme pseudo-démocratique, un mouvement pro décroissance ? Dans la pratique, les explications vont soit jouer la tautologie (est radical ce qui est extrême, est extrême ce qui est radical), soit définir le crime par le refus des processus établis sensés seuls permettre le changement légitime. Il y aurait donc une critique intolérable dans la société tolérante.
Second problème : celui que l’on aurait autrefois nommé du rapport théorie praxis. Ou du glissement de la représentation du monde à la volonté de le changer d’une certaine façon par certains moyens. Peut on être radical non violent, souhaiter des bouleversements inouïs, mais attendre qu’ils se produisent spontanément (ce qui est sensé être le cas des salafistes dits quiétistes p.e.) ? Quelles idées « radicales » impliquent ou légitiment le recours à la violence et lesquelles y incitent de fait ?
Ici la distinction porte sur l’idéologie et les moyens de réaliser l’idéologie. Où placer la ligne rouge entre l’explication, la justification et l’apologie de la violence ? Quels discours sont performatifs et produisent des effets mauvais du seul fait d’être énoncés ? Après tout la démocratie ou l’ordre souhaitable et raisonnable n’a-t-il pas été établi puis défendu par des violences collectives ?
D’autant que tous les gens qui ont des idées hypercritiques ou souhaitent des bouleversements de l’ordre établi ne tuent pas pour autant. Il faudrait donc déterminer parmi les idées radicalement opposées à l’ordre établi, lesquelles sont si radicalement contagieuses, fascinantes et incitatives qu’elles deviennent des pousse-au-crime.
Les deux questions, sur les idées licites et sur les idées incitatives, se rejoignent en une interprétation de la conversion comme dérive, voire aliénation. Puisqu’il est sous-entendu qu’un citoyen qui ne subirait pas de manipulations ou de pressions anormales ne devrait pas « basculer » dans ces folies. Or il nous semble qu’il y a une bonne partie de la planète qui ne considère absolument pas comme naturelles nos idées « évidentes » sur la démocratie, le marché, l’individualisme ou la société ouverte.
Pour nuancer, certains ajoutent une part d’auto-critique : nos sociétés ne sont pas assez justes et inclusives. Les discours sur les insuffisances du système qui rejetteraient les malheureux vers une sanglante quête identitaire concluent en général qu’il faudrait que notre monde soit plus juste, plus prospère, plus bienveillant et plus ouvert et qu’il faudrait surtout en convaincre les candidats au djihad. Or ce sont les idéaux mêmes de nos sociétés matérialistes, hédonistes et pluralistes qui les dégoûtent : l’idée que leur réalisation plus avancée puisse créer une alternative positive ou que notre soft power – qu’ils connaissent d’ailleurs bien – puisse les séduire est tout simplement absurde.
Nuançons à notre tour par un élément de complexité : ce n’est pas la même chose que d’empêcher un néophyte en cours de conversion d’aller jusqu’au bout d’une part, et d’autre part, d’annuler littéralement le processus par lequel quelqu’un s’est fondu dans une communauté combattante et a adopté une vision du monde, et ce pour le ramener à une normalité supposée. A fortiori si le second a traduit son engagement en actes, en actes sanglants, il ne sera pas aisé de le reconvertir aux délices de la vie bourgeoise.
Tout le débat sur la déradicalisation comporte donc des ambiguïtés. À cette obsession d’une radicalisation des individus, d’où dérive des idées, d’où violences, il faudrait faire contrepoids en insistant sur la fascination / séduction particulière d’un corpus d’idées et d’obligations. Mais aussi l’intégration dans un grand Nous fraternel. Il faut accepter le fait, o combien dérangeant, que, pour des milliers de gens, le djihadisme apparaît comme une immense espérance et pas seulement comme une façon d’exprimer des ressentiments. Loin de « tomber » dans une violence réactive ou de survie, les djihadistes ont le sentiment de s’inscrire dans l’Histoire tout en se garantissant le Paradis et en construisant un État parfait. Ce n’est pas exactement la motivation du membre d’un gang ou d’un petit blanc raciste.
D’autant plus que l’analyse des causes supposées de la radicalisation n’est pas unanime ; il s’agit pour les uns de réinsérer des individus « tombés » dans le djihad, comme on tombe dans la drogue ou la délinquance : thérapie, écoute et bienveillance, réponse à leur quête identitaire et autres catégories fourre-tout… Bref, affaire de « vulnérabilités » de « jeunes » (dont il est sous-entendu que nous sommes indemnes, nous qui avons un équilibre et des valeurs). Pour d’autres, il s’agit de ramener à une interprétation « modérée » et authentique d’une religion estimable en soi des malheureux manipulés et idiots au sens étymologique : ceux qui ne parlent que leur seul idiome. Les premiers dépolitisent la question en mettant sur le même plan des accidents de vie ou des comportements asociaux et un engagement qui vise à rien moins qu’à changer le monde. Les seconds ont sans doute raison sur le fond (les idées valent ce que vaut leur interprétation), mais la méthode pour « ramener » à des versions acceptables, excluant la justification de la violence d’une doctrine ne sont pas si évidentes. Tout cela rappellera aux lecteurs plus âgés qu’il fut un temps où l’on débattait pour savoir si le Goulag était intrinsèquement contenu dans la pensée de Marx ou si une lecture viciée (des Manuscrits de 1844, par exemple) avait vicié une intention libératrice et l’avait retournée en son contraire. Fascinant intellectuellement, mais…