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Tewfiq Aclimandos

 Le duo Christian Chesnot/George Malbrunot vient de publier son troisième livre sur la politique moyen-orientale française. « Nos très chers émirs » vient compléter « Qatar, les secrets du coffre-fort » et « Les Chemins de Damas ».

Je continue à considérer ce dernier comme le meilleur de la série. Mais les ouvrages ont tous le mérite d’être informatifs, de livrer des « scoops » et de restituer la complexité des dossiers et la pluralité des acteurs impliqués dans les relations entre la France et les pays considérés : présidence, acteurs sécuritaires, diplomatiques, écono­miques et autres consultants et expa­triés. Les problèmes conjugaux des couples franco-arabes s’invitent sou­vent aux tables de négociations et ne sont pas toujours anecdotiques.

Les livres, notamment le dernier, s’efforcent de réfuter les stéréotypes en cours en Europe sur les sociétés du Golfe. Non, ces sociétés sont en mou­vement, évoluent, produisent des élites sophistiquées — des hommes d’affaires français ont commis l’er­reur de sous-estimer leurs interlocu­teurs — et la condition de la femme évolue, probablement trop lentement, mais dans le bon sens. Plus vite par­tout qu’en Arabie saoudite.

Le plus intéressant des stéréotypes discutés est : « Les émirs financent le terrorisme ». La synthèse proposée par les auteurs a le mérite de la préci­sion, de la clarté et du jugement nuancé. Les acteurs étatiques, à l’ex­ception du Qatar, ne financent pas le terrorisme mais le combattent — les meilleurs élèves étant les Emirats et l’Arabie saoudite. Par contre, plu­sieurs pourraient faire plus et mieux, mais disent craindre une remise en question du pacte social prévalant chez eux. Surveiller les donateurs privés est une entreprise compliquée, mais faisable. Arrêter un membre éminent d’une tribu, selon eux, est déclencher les hostilités avec cette dernière. Il est difficile de savoir quand cet argument est sérieux et quand il est un prétexte commode. Il reste que sur certains dossiers, dans certaines régions, les Etats de la région peuvent choisir de miser sur des acteurs sub-étatiques islamistes.

Sur ces stéréotypes, le livre « Nos très chers émirs » est une oeuvre pie, qui devrait contribuer à former et à informer l’opinion française. Mais, pour les spécialistes de politique étrangère, ou pour ceux qui connais­sent un peu le Golfe, les points forts du livre sont ailleurs.

Les médias français se sont focali­sés sur les révélations du premier chapitre, qui accusent plusieurs per­sonnalités politiques de premier plan d’accepter et pire, de réclamer avec insistance des cadeaux du Qatar. La liste des acteurs épinglés par l’ou­vrage est impressionnante et il y a lieu de penser qu’elle n’est pas complète : les deux auteurs n’ont rapporté que les faits qu’ils pourraient prouver … ou ont décidé d’épargner d’autres acteurs. Les formes des cadeaux réclamés sont multiples, la plupart sont destinés à l’usage privé, mais d’autres doivent financer des activités plus publiques.

Quoi qu’il en soit, le tableau esquis­sé laisse une impression désastreuse. Les auteurs, qui semblent s’être fon­dés sur des confidences de diplomates qatari excédés par l’augmentation de la demande, affirment rapidement que les élites françaises sont celles qui s’adonnent le plus, dans le monde occidental, à ce type de pratiques et esquissent une explication : la poli­tique est une activité mal rémunérée en France. Cela semble un peu « court ».

Les deux auteurs expliquent aussi certaines « cécités » de femmes et d’hommes politiques français par l’existence de ces cadeaux.

Personnellement, j’ai trouvé la suite du livre plus intéressante — entre autres parce que je connaissais l’exis­tence de ces pratiques, qui ne sont pas propres aux relations France/Golfe.

La discussion de l’accusation « le Qatar rachète la France » est instruc­tive. Elle est fortement exagérée, même si on inclut les achats et place­ments d’acteurs privés. Ce qui vaut pour le Qatar vaut aussi pour les Emirats et l’Arabie. Qui plus est, le Qatar investit davantage en Grande-Bretagne, sans susciter les mêmes tollés.

L’accusation traduit un malaise et une ambivalence. Les auteurs signa­lent que plusieurs acteurs saoudiens font construire des mosquées près de leur lieu de vacances, financées par leurs propres deniers. Certaines tenta­tives de rachat d’entreprises, certains investissements sont expliqués par des desseins stratégiques qu’il convient de contrer. Le développe­ment ou l’intensification des échanges et des imbrications, la perspective d’obtenir certains contrats, incitent à fermer les yeux sur des pratiques ou des politiques préjudiciables à la France, ou sur des incursions dans les zones d’influence française (Afrique, plus précisément).

Mais, en même temps, les autorités françaises donnent l’impression d’être déçues par l’état des relations écono­miques, par la faiblesse des contrats obtenus, par celle des investissements des pétrodollars dans l’Hexagone, par les préférences accordées à d’autres partenaires. L’Arabie saoudite aurait promis à l’ancien chef de la diploma­tie Laurent Fabius d’investir et de faire investir une centaine de milliards d’euros en France, promesse qui n’a pas été tenue.

A en croire les deux auteurs, les autorités françaises sont un peu dépi­tées de voir les investisseurs arabes privilégier les secteurs rapidement lucratifs ou l’immobilier, plutôt que l’aide ou le renflouement de ceux qui sont en difficulté. En d’autres termes, de se comporter comme des acteurs privés.

Chesnot/Malbrunot semblent adop­ter comme conclusion « beaucoup d’efforts pour pas grand-chose ». Leurs termes sont durs, probablement trop durs : ils parlent d’une « docilité diplomatique française » à l’encontre du Golfe, qui n’a pas véritablement été payée en retour — notons qu’ils attribuent curieusement l’appui fran­çais au régime égyptien issu du 30 juin à des pressions émiriennes, en oubliant la décisive visite du chef de la diplomatie saoudienne à Paris.

Ils comparent le ton obséquieux adopté par les dirigeants français à l’impérieux « I urge you » utilisé par les décideurs américains. Ils rappel­lent, sans trop insister, que la protec­tion et la présence militaires améri­caines ont été, sont (peut être plus pour très longtemps) un élément déci­sif, conférant à Washington un poids et des moyens de pression qui n’ont jamais été ceux de la France.

La question, toutefois, demeure : La France a-t-elle exploité au mieux ses cartes ? .

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