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Daesh, Georges Corm, guerre de religion, Le prosélytisme saoudien, le religieux, monde islamique
À l’heure où resurgit le côté sombre des monothéismes, il importe de défendre la laïcité et le vivre ensemble.
Georges Corm
Depuis cinq ans, le Moyen-Orient, région d’origine des monothéismes, s’enfonce dans les conflits. Comment en est-on arrivé là ?
Dès 1989, le géopoliticien Francis Fukuyama avait prévu la fin de l’histoire. C’est-à-dire l’avènement d’une ère de paix universelle grâce à la généralisation de la démocratie, après l’effondrement de l’URSS. Cette imposture intellectuelle, couplée
à celle de son collègue Samuel Huntington qui prophétisait un choc des civilisations, n’a servi à mon sens qu’à légitimer la démesure d’un certain pouvoir américain qui, une fois l’URSS disparue,a entendu régenter le monde entier en prétendant
lui imposer ses idéaux. Cette politique a conduit à l’explosion de la violence, notamment avec les interventions états-uniennes en Irak: bombardements massifs en 1991, embargo, invasion en2003… puis les interventions en Libye et en Syrie
qui ont totalement déstabilisé ces deux pays, sans oublier l’intervention saoudienne contre le Yémen depuis 2015.
Ce resurgissement des conflits ne peut-il être également corrélé à un regain planétaire de vitalité des religions, que des chercheurs qualifient de «retour de Dieu» ?
Je conteste ce vocabulaire depuis longtemps: la revanche de Dieu, le retour du religieux… Le religieux n’a jamais disparu. L’Europe est un tout petit continent, 500
millions d’Européens sur 7 milliards d’humains, et elle s’est déchristianisée. Mais ce n’est pas grand-chose. Tous ces concepts ne sont que le fruit de l’ethnocentrisme européen, ils ignorent le reste du monde. Les États-Unis étaient et restent
très religieux. De même que l’Amérique latine, l’Inde ou l’Afrique.
Pourtant, l’écrivain Boualem Sansal évoque une Algérie des années 1970 où les femmes ne portaient que rarement le voile en ville, où l’athéisme ne posait pas de problème. Il a existé une Turquie laïque, des années 1920 aux années 1980… On se dit que dans certains lieux, le religieux est devenu bien plus visible,très normatif.
Au cours de la guerre froide, sous l’influence de Zbigniew Brzezinski, conseiller du président Jimmy Carter pour la sécurité nationale, une politique dite de «réislamisation» du monde arabe et musulman a été planifiée en vue de lutter contre l’extension du communisme et des nationalismes laïcs anti-impérialistes dans les pays du tiers-monde.
Pendant ce temps, avec le soutien des États-Unis, le Pakistan et l’Arabie saoudite, deux États pratiquant des formes extrêmes d’islam, ont entraîné des dizaines de milliers de jeunes musulmans de diverses nationalités afin d’affronter l’armée soviétique, entrée en Afghanistan en 1979 pour y soutenir un régime prosoviétique. C’est en Afghanistan qu’est née Al-Qaïda. À l’époque, les experts français parlaient des moudjahidin comme des combattants de la liberté… Aujourd’hui, nous avons une armée transnationale de terroristes qui s’est développée à partir de cette expérience.
Le prosélytisme saoudien n’a-t-il pas contribué à la dégradation de la stabilité du monde islamique ?
Dans ce contexte géopolitique, grâce aux pétrodollars, les Saoudiens ont créé un très vaste réseau d’organisations caritatives islamiques. Ceux qui souhaitent bénéficier des subsides de ces organisations sont priés de militer pour l’islam politique. Cela se traduit par une islamisation des signes extérieurs de piété. On consomme des montres islamiques, des poupées Barbie islamiques, le commerce des aliments halal se développe, on crée aussi des banques islamiques. C’est un exemple d’ethnic business. Il n’y a rien de religieux dans ce soi-disant retour du religieux.
Mais on est alors dans une confusion complète,entre religion, ethnie et nationalité. On homogénéise la façon de s’habiller des musulmans, créant ce que j’appelle l’Homo islamicus, une catégorie à part de l’humanité. Sur un tout autre plan, on a
aussi créé un Homo hebraïcus, qui donne une légitimation à tout ce que l’État d’Israël fait de contraire au droit international. Et cette confusion se prolonge quand on croit que quand on est juif, on reste juif. Ou que né musulman, on le demeure toute sa vie même si on est athée. Les gens qui ont cette vision essentialiste et anthropologique des communautés humaines confondent religion et ethnie. Nous ne sommes pas sortis de cette confusion, en dépit des progrès accomplis dans le domaine des valeurs humanistes et universelles.
Depuis trois ans, on entend beaucoup parler de Daesh, qui revendique une orthodoxie religieuse exercée par la proclamation d’un « califat»…
L’orthodoxie religieuse de ce groupe terroriste est hors de propos. Ces gens sont ignorants de l’islam. Pour déclarer le jihad, par exemple, il faut une autorité constituée, le premier venu ne peut pas s’improviser calife. Leur pseudo jihad
, à 95%, ne tue que d’autres musulmans, car l’immense majorité des attentats ont lieu dans des pays musulmans. Leur doctrine sanglante et néomillénariste, qui
fait croire qu’on ira au paradis si on commet un attentat-suicide, est aberrante et absolument étrangère à l’islam. Leur propagande devrait être mieux combattue, notamment sur Internet.
L’égyptologue Jean Assman défend que les monothéismes seraient idéologiquement promis à vouloir imposer la vérité exclusive dont ils seraient détenteurs. Certains intellectuels vont plus loin, en faisant des monothéismes des mouvements par nature voués à la violence. Partagez-vous cette analyse ?
Oui, il y a un archétype de la violence qui trouve ses sources dans une lecture littéraliste de l’Ancien Testament. Commun aux trois monothéismes, il est
basé sur des épisodes très violents, dans lesquels Dieu demande à son peuple de pratiquer la violence. Dans l’Ancien Testament, Dieu ordonne aux Hébreux de procéder à un génocide sur les populations de Canaan. La violence des nationalismes ou des idéologies de type socialiste et marxiste vient de la transposition de cet archétype biblique dans les grands systèmes philosophiques laïcs du 19e siècle.
Un prophète, Hegel ou Marx, des nations modernes qui se considèrent comme «
élues» pour porter la civilisation au reste du monde même par la force coloniale, une classe sociale censée être rédemptrice de l’humanité, celle des «prolétaires
». Tout cela est immensément triste. Les grands idéaux universels laïcs sont en train de se perdre au profit d’un recours au religieux qui ne vise que des buts de puissance profane. C’est pourquoi je martèle sans cesse : il nous faut aujourd’hui de la laïcité, toujours plus de laïcité. Certains peuvent manipuler les monothéismes avec des lectures littéralistes de l’Ancien Testament ou du Coran. Il nous appartient de dénoncer cette dénaturation des monothéismes.
ProPos recueillis Par laurent testo
Les Grands Dossiers des sciences humaines/ Hors-série Histoire n° 5 / Décembre 2016/janvier 2017