Par Robert Redeker
TRIBUNE – François Hollande a accordé à Jacqueline Sauvage, condamnée à dix ans de prison pour le meurtre de son mari violent, une grâce totale. Le philosophe Robert Redeker s’étonne de l’absence de compassion pour Luc Fournié condamné à dix ans ferme pour avoir tué un cambrioleur.
Personne ne le niera: l’autodéfense est le premier des droits naturels. Elle est tellement adhérente à l’idée de vie qu’aucun système juridique ne la remet formellement en cause. Ce droit ne peut jamais être entièrement délégué à la société, du fait de l’urgence qui s’impose dans les agressions. Définissons-là ainsi: l’autodéfense est une situation de violence qui fabrique deux victimes, la personne qui se défend, d’abord, qui à juste titre protège ses biens et sa vie, et l’agresseur ensuite, qui en réponse à son méfait subit des dommages pouvant aller jusqu’à la mort. En un clin d’œil, l’agresseur devient victime de sa victime. En fait, l’autodéfense inverse les rôles: la victime se change en agresseur, victime-agresseur, quand l’agresseur est changé en victime, agresseur-victime. A cause de ces paradoxes, aux yeux des juges et d’une opinion publique influencée par les médias, toute affaire d’autodéfense mute séance tenante en un conflit de légitimités. Quelle est la victime légitime, celle dont le dol doit être réparé, et, parallèlement, quel est l’agresseur attitré, celui qui doit être puni? Toute l’occupation de l’opinion publique est de choisir cette victime et de choisir cet agresseur. Elle le fait rarement dans la clarté, la passion l’emportant généralement sur la raison. Devenu victime, l’agresseur peut gagner l’oubli de son statut de coupable; c’est ainsi que le cambrioleur de Lavaur n’est plus un coupable, mais, en dépit de toute réalité et de tout bon sens, une sorte de victime absolue, de victime exemplaire, sur laquelle les belles âmes larmoient.
Les affaires Sauvage et Fournié s’offrent à l’observateur en tête-bêche, l’une se reflétant dans l’autre comme en des miroirs inversés: dans la première affaire, l’idéologie dominante semble prendre parti pour la meurtrière par autodéfense, insistant sur sa qualité de victime, alors que dans la seconde, elle prend clairement parti pour le cambrioleur, renvoyant le buraliste qui s’est défendu au statut de criminel sans excuses. Suivant leur distance par rapport aux discours en vogue concernant les problèmes sociétaux, il existerait de bons crimes par autodéfense, celui de Madame Sauvage par exemple, et de mauvais, dont celui de Monsieur Fournié fournit un échantillon. Une grande partie de ceux et celles qui se dressent pour soutenir Madame Sauvage, meurtrière de son mari, condamnent en se pinçant le nez Monsieur Fournié, meurtrier de son cambrioleur. En matière d’autodéfense les indignations s’avèrent à géométrie variable. Le thème sociétal, en soi tout à fait bienvenu, de la lutte contre les violences infligées aux femmes, porte la caste jacassante (pour employer une formule de Donoso Cortès) et l’opinion publique à une certaine indulgence pour Madame Sauvage, alors que Monsieur Fournié a la malchance d’être un «mâle blanc de plus de 50 ans», c’est-à-dire une figure ontologiquement repoussante. D’autant plus qu’il est petit commerçant, par où l’on soupçonne inconsciemment son crime d’être inspiré par le poujadisme! Il y a plus: même si l’on en vient à estimer que le meurtre commis par Madame Sauvage est plus prémédité que celui accompli par Monsieur Fournié, le résultat ne changera pas: dans l’impitoyable concurrence des victimes, le buraliste de Lavaur a perdu.
Passion adversaire de toute argumentation sérieuse, cette concurrence des victimes incite des groupes de citoyens à se tourner vers le chef de l’État pour obtenir la grâce de tel ou telle meurtrier par autodéfense. Si la condamnation était l’œuvre de juges professionnels, ce type de demande serait recevable, mais lorsque la condamnation est le produit des délibérations d’un jury populaire statuant «au nom du peuple français», le recours en grâce entre en contradiction avec l’idée même de démocratie. Car cela signifie qu’il y a une personne en-dehors et au-dessus du peuple autorisée à annuler selon son bon plaisir des arrêts pris par des jurés exprimant la volonté populaire.
La concurrence des victimes est une lutte qui cherche à innocenter les coupables qui en sortent victorieux. Attisée par d’innombrables discours et proclamations, elle tend à faire oublier que cambrioler un buraliste et tuer son mari ne sont pas des actes anodins. Les Français n’en pourront neutraliser les effets délétères que du jour où ils s’essaieront à une approche moins passionnelle, moins polluée par l’idéologie, des situations d’autodéfense.