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Bruno Colmant
Il y a quinze ans, l’euro, sous sa forme physique, apparaissait. D’immatériel et dématérialisé, il devenait symbolique. Cette nouvelle monnaie avait intrigué : les pièces juxtaposent des effigies et symboles nationaux, tandis que les billets sont assortis de monuments figurant différents motifs architecturaux, représentant eux-mêmes des courants artistiques et philosophiques différents. On retrouve ainsi des rappels aux architectures romane, gothique, renaissance, baroque, rococo, Art nouveau et moderne. Ces motifs sont des portes, des ponts et des arches destinés à rappeler la fonction unificatrice de la monnaie. Aucune construction architecturale n’est réelle de manière à ne pas singulariser l’éventuelle dominance d’un pays, d’une valeur ou d’une personnalité. De couleurs différentes, mentionnant la tutelle de la Banque Centrale Européenne, ces billets sont fongibles. Mais, sur la plupart des billets, il est néanmoins possible d’identifier les pays émetteurs. Les petites coupures représentent, quant à elles, une figure de la mythologie grecque, Europe, à l’origine du nom du continent. Le visage de cette déesse provient d’un vase antique en céramique du IVe siècle avant notre ère qui fait partie de la collection du musée du Louvre à Paris.
L’euro fut et reste un projet politique d’une ambition inouïe. Qu’on y pense : après des siècles de déchirements, des pays européens décident de surpasser leurs différences économiques par un étalon monétaire commun. L’euro est donc devenu le symbole tutélaire qui scelle la liberté de circulation des personnes, biens, services et capitaux dans une zone géographique de plus de 300 millions d’habitants..Nationourd’hui si l’organisation actuelle de la zone euro reflète les préceptes de sa fondation. En effet, en termes budgétaires, la zone euro n’a pas dépassé l’approche westphalienne, en référence aux traités qui consacrèrent, en 1648, le concept d’Etat-Nation. Faute d’avoir délégué à l’Europe des prérogatives budgétaires suffisantes (ou un fédéralisme fiscal approprié), la zone euro est probablement sous-optimale.
On en arrive alors à l’effarant alliage de la combinaison de la monnaie unique et de la crise financière de 2008 et la banqueroute grecque de 2010. On aurait pu imaginer que suivant la création d’une zone monétaire, le secteur financier et le marché du travail se détendent. Or, c’est exactement l’inverse qu’on a constaté: suite à la crise bancaire et aux besoins financiers des États, le secteur financier est replacé sous la sphère publique, tandis que la mobilité du travail reste très faible.
L’euro reste donc une devise inaboutie parce qu’elle n’a pas entrainé assez de fluidité économique et que, de surcroît, différentes crises ont contrarié le projet européen. Pire, on constate, au sein de l’Union Européenne, des pulsions centrifuges emmenées par des courants politiques qui ne reconnaissent plus l’Europe comme un projet fédérateur, ni l’euro comme un ciment sociétal suffisamment robuste. Il faut, bien sûr, être prudent dans ce constat, dont la densité dépend des géographies, des classes d’âges et des affinités politiques, parfois antagonistes.
Quels sont les aboutissements de ce constat monétaire qui ne peut pas être dissocié de la réalité de l’effarant endettement public de certains Etats-membre de la zone euro, d’autant que la création monétaire mise en œuvre par la Banque Centrale Européenne (BCE) est garantie par ce même endettement ?
Dans tous les cas de figure, l’euro gardera une empreinte désinflationniste, voire récessionnaire, liée à la dominance des pays du Nord européen au sein desquels la monnaie possède un signifiant étatique supérieur. La rigueur budgétaire, découlant du Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance de l’Union Economique et Monétaire (TSCG), contribuera à ces tendances. L’épargne sera, quant à elle, canalisée de manière plus ou moins autoritaire, vers le financement des Etats, au travers des bilans des banques et des compagnies d’assurances, dont la tutelle étatique et prudentielle va s’alourdir dans un contexte de taux d’intérêt artificiellement bas, qualifié de répression financière. Dans les pays fragiles, il est même plausible que l’endettement public, combiné à la nécessité de maintenir une devise suffisamment forte, conduise à des captations d’épargne, voire des confiscations, directes ou indirectes, de capitaux, au sein desquels les réserves d’assurances-vie et d’assurances-groupe seront les plus exposées. Des rééchelonnements de dettes publiques sont plausibles dans les pays du Sud.
Une issue favorable aux vices de fonctionnement de l’euro serait l’aboutissement d’une véritable union budgétaire, assortie d’une union bancaire de qualité. Cette voie semble cependant improbable eu égard aux profondes différences de vision monétaires et socio-politiques associées aux Etat-membres, sans compter les différences majeures entre certains pays en termes de qualité des finances publiques. Cela supposerait une gouvernance européenne reformulée selon une méthode et des structures qui restent à définir.
Une perspective intermédiaire conduirait au maintien d’une situation comparable au tracé imprécis qui préside au destin de l’euro depuis 2011. Cette approche est fragile car, de manière consubstantielle à son existence, l’euro renforce la compétitivité des économies fortes tandis qu’elle amoindrit celle des pays du Sud de l’Europe. A terme, le statu quo monétaire conduirait à des rééchelonnements de dettes sélectifs associés à des fragilités bancaires majeures. Sauf à envisager des flux migratoire d’ampleur, le chômage servirait, pour les pays faibles, de variable d’ajustement à une monnaie trop forte.
Les autres options consistent en une rupture de la zone euro, ce qui constitue, sans modifications majeurs de gouvernance politique, un scénario improbable, mais néanmoins crédible dans des configurations politiques extrêmes. Certains pays isolés pourraient procéder à un sabordage monétaire, mais au prix d’une destruction de l’épargne, d’une inflation eschatologique et donc d’un régime politique autoritaire destiné à assurer l’ordre social dans des conditions houleuses. Si des secousses traversent l’Europe, nous verrions peut-être apparaître une monnaie germanique, regroupant les pays industriels et réformés du Nord, c’est-à-dire l’Allemagne et la Hollande, autour desquels graviteraient la Belgique, le Luxembourg, l’Autriche et quelques pays accessoires, favorisés par leur proximité géographique avec l’Allemagne. La fracture apparaîtrait peut-être entre les pays catholiques et réformés. D’autres agrégats seraient envisageables : une Rhénanie-Westphalie étendue. Peut-être même que la zone monétaire ressemblerait alors l’Europe du traité de Verdun de 843 consacrant la dissolution de l’empire de Charlemagne.
Pourtant, même si des sécessions monétaires sont envisageables pour des Etats, situés aux confins de l’Europe, qui suffoquent sous la discipline de la monnaie unique, on pourrait imaginer qu’ils n’abandonnent pas facilement l’euro car ce serait un pari inacceptable, équivalent à une terrible dévaluation et voisin d’un choix d’hyperinflation. Les autorités européennes s’y opposeraient car l’objectif d’un schisme monétaire conduirait à un défaut sur la dette publique. Si un pays se détachait de la zone Euro, cela induirait des effets très contradictoires. Le pays en dérive susciterait une contamination monétaire en cascade et une importation d’inflation. Inversement, cela renforcerait les économies du cœur de l’Europe, avec un affermissement de l’euro et une chute de sa compétitivité. Tous les pays seraient donc perdants d’une défaillance monétaire. Plutôt que de quitter la zone Euro, les pays fragilisés restructureront leur dette publique en faisant appel à leur secteur financier national. .
Tous les pays seraient donc perdants d’une défaillance monétaire. Quelles seraient d’ailleurs les conséquences d’un éclatement de la zone Euro ? L’esquisse de celles-ci relève de la futurologie. Il y aurait certainement un krach bancaire et, concomitamment, une variabilité des taux d’intérêt, puisque les pays périphériques verraient leur taux d’intérêt atteindre des niveaux stratosphériques (suivant un effondrement de leurs cours de change et une poussée d’inflation) tandis que l’Allemagne (et peut-être le Benelux) deviendraient des zones refuges.
Lequel de ces scénarios s’imposera-t-il ? Il faut maintenir la monnaie et son projet humaniste. Mais l’intuition porte à penser que des chocs politiques, associés aux forces centrifuges qui animent l’Europe, pourraient conduire à terme à une érosion de la zone euro, c’est-à-dire au départ de certains pays. La Belgique, quant à elle, restera toujours ancrée à l’Allemagne, qui est son principal partenaire économique. Quoiqu’il en soit, la combinaison d’un endettement public stratosphérique et d’une homogénéisation autoritaire des politiques budgétaires des Etats-membres engage la question de la pérennité de la monnaie unique. L’homogénéité monétaire et budgétaire s’oppose probablement à l’hétérogénéité des peuples, dont de Gaulle disait qu’ils durent, comme les oliviers, mille ans.
L’euro doit donc être repensé avec une plus grande solidarité financière et une convergence politique et économique destinée à en adosser la confiance. Plus que jamais, la perpétuation de la monnaie repose sur le fragile équilibre de l’axe franco-allemand. Sans sursaut moral et une action politique décisive, certains pays pourraient faire sécession monétaire ou, pire, déclarer un véritable schisme qui mettrait fin à une des plus stupéfiantes expériences de l’histoire des monnaies. C’est le mauvais scénario qu’il faut exorciser.