C’est une bonne nouvelle pour le patronat et un revers pour les syndicats. Sur ce dossier de la pénibilité qui empoisonne les concertations sociales, le gouvernement avait annoncé qu’il irait vite. La nouvelle architecture devait être scellée, fin août, lors de la rédaction des ordonnances réformant le code du travail, après nomination d’une commission d’experts. Mais ce préalable était jugé bien inutile pour le patronat, qui bataille farouchement contre le dispositif depuis sa création en 2014, au motif que le compte personnel de prévention de la pénibilité, ou C3P, serait trop complexe et, donc, inapplicable et coûteux.

Le Medef et la CPME intimaient le gouvernement à se décider. « A quoi bon une nouvelle mission ? Les difficultés de mise en oeuvre sont connues », maugréait le syndicat des petits patrons. Le nouvel exécutif s’est rangé à cette position patronale. «Le gouvernement est décidé à prendre ses responsabilités», explique le Premier ministre Edouard Philippe dans la lettre de deux pages, reçue samedi par les partenaires sociaux, qu’Alternatives Economiques s’est procurée.

Cap sur la réparation

Le dispositif change donc de philosophie. D’abord, parce que la mesure de l’exposition de quatre critères sur dix (manutention manuelle de charges, postures pénibles, vibrations mécaniques, risques chimiques) est renvoyée à « une visite médicale de fin de carrière », et met à mal l’esprit initial : la prévention outre la réparation. Le C3P visait à pousser les entreprises à améliorer les conditions de travail, pas seulement à permettre aux actifs dans des métiers pénibles de partir plus tôt à la retraite (jusqu’à deux ans avant l’âge légal). Voilà donc le C3P réduit à la prise en compte, non plus de dix facteurs de risques, mais de 6 (activités en milieu hyperbare, travail de nuit, répétitif, en équipes successives alternantes, bruit, températures extrêmes) pour lesquels les modalités de déclaration, par l’entreprise, restent inchangés.

Second coup de boutoir, la réforme met fin au financement spécifique, s’appuyant sur deux cotisations patronales, qui était le garant de la pérennité du dispositif. Exit le principe « pollueur-payeur », jugé essentiel pour inciter les entreprises à s’engager dans la réduction de la pénibilité. Au risque de provoquer un désengagement, le financement sera désormais mutualisé entre toutes les entreprises : il est renvoyé à la branche Accidents du travail/maladies professionnelles (AT/MP) du régime général, en excédent depuis 2013. En 2017, celui-ci doit atteindre 919 millions d’euros.

Retour en arrière

En renvoyant la mesure de l’exposition des trois critères dits ergonomiques à une visite médicale a posteriori, le gouvernement fait un retour en arrière de… sept ans. Il réactive ainsi le dispositif de « retraite pénibilité » fondé sur le taux d’incapacité lié à une maladie professionnelle, créé lors de la réforme des retraites de 2010. En l’améliorant un peu. Pour bénéficier d’un départ anticipé, les travailleurs exposés devront s’être vus reconnaître une incapacité permanente, du fait de leurs conditions de travail, égale ou supérieure à 10% (contre 20% dans la loi de 2010) et ce, «sans condition spécifique quant à une durée d’exposition», précise la lettre du Premier ministre.

Reste que le C3P a été justement créé en 2014, pour pallier l’absence de prise en compte des fins de carrière dans les métiers pénibles. Le C3P visait à les aménager, en permettant aux actifs exposés, par l’accumulation de points, de se former pour sortir de leur poste pénible et/ou passer à temps partiel… « La réforme du gouvernement revient à dire qu’il faut être reconnu malade, et non pas avoir été durablement exposé à la pénibilité, pour bénéficier d’une retraite anticipée. C’est une complète régression. Un choc», tempête Dominique Corona, à l’Unsa.

10 000 départs anticipés en 2018

Le gouvernement a trouvé son argutie. «Ce dispositif permettra un départ anticipé à la retraite pour un nombre de salariés beaucoup plus élevé qu’avec la mesure issue de la réforme des retraites de 2010», assure-t-il dans sa lettre. Pas difficile, vu les conditions très restrictives pour bénéficier du dispositif 2010. Tous les ans, très peu de salariés peuvent prendre leur retraite dans le cadre de cette mesure.

La ministre du Travail Muriel Pénicaud a déjà annoncé, dimanche sur Europe 1, «10 000 départs anticipés dès 2018». « La mesure des expositions par des examens médicaux, ça libère les PME d’une obligation-«usine à gaz» mais n’empêche pas la justice sociale», a-t-elle martelé, en reprenant les mots du patronat. La vertu de la solution gouvernementale serait la rapidité. «Les salariés qui ont une exposition reconnue pourront partir immédiatement, sans attendre d’avoir accumulé des points», a-t-elle souligné. Et d’expliquer que le C3P est «un droit théorique (…) qui n’allait s’appliquer à grande échelle que dans 20 ans».

Le C3P, un droit réel

Reste que passer par la reconnaissance d’une invalidité, même réduite à 10%, diminue automatiquement le nombre de salariés pouvant faire valoir un départ anticipé et, par ricochet, le coût du dispositif pour le patronat. Drôle de justice sociale… De surcroît, le C3P n’est plus un droit théorique. Depuis l’entrée en vigueur en 2015 du dispositif, 975 851 comptes pénibilité ont été ouverts, selon le bilan présenté, fin mai, au Fonds de financement du C3P qu’Alternatives Economiques a pu consulter.

Un tiers d’entre eux (33,67%) sont crédités de 4 points, un autre tiers (32,77%) de 8 points. Et 402 salariés exposés à la pénibilité, des hommes en majorité, âgés de 62 ans, ont déjà pu partir en retraite de manière anticipée, le fonds de financement du C3P ayant pris en charge le coût de plusieurs trimestres, pour 231 217 euros au total. Certes, c’est très peu mais l’utilisation de points n’était possible qu’à partir de 2016. Et les entreprises ont largement pratiqué la sous-déclaration.

En 2016, seulement 48 615 entreprises, dont 65,73% de PME, ont déclaré 797 214 salariés exposés à un ou plusieurs facteurs de risque, selon ce même bilan. Ils représentent 3,5% de la population totale (23,7 millions de salariés) mais tous les travailleurs, heureusement, n’ont pas des conditions de travail pénibles. Si l’on rapporte les quelque 800 000 actifs déclarés exposés aux 2,6 millions potentiellement exposés en 2016 selon les calculs de la Caisse nationale d’assurance-vieillesse, le verdict est sans appel : à peine un salarié exposé sur trois (30,66%) a été déclaré.

Pis, les trois critères ergonomiques, jugés inapplicables par le patronat et dont la mesure d’exposition est désormais renvoyée par le gouvernement à une «visite médicale de fin de carrière», représentent, à eux trois, un quart des dix facteurs de risques déclarés. Comme quoi, même complexes, ils ont pu être mesurés par les (rares) entreprises bonnes élèves du C3P.

Bataille tactique

La raison de cette sous-déclaration est connue, et trouve sa source dans la bataille politique et tactique engagée par les grandes confédérations patronales contre le C3P, qu’elles ont pourtant entériné lors de la concertation 2014 sur la réforme des retraites. Du bout des lèvres. En 2015, le Medef et la CPME ont d’abord obtenu un sérieux toilettage dans le cadre de la loi Rebsamen. Insuffisant, à leurs yeux. Elles ont fait pression sur les branches professionnelles qui ont joué la montre dans l’élaboration de référentiels sur les métiers pénibles. Un document essentiel pour aider les PME et TPE à s’approprier le dispositif.

Conçu comme un kit prêt à l’emploi pour sécuriser juridiquement les entreprises, ce référentiel permet aux petites entreprises, en répertoriant les métiers exposés, d’identifier lesquels de leurs salariés sont concernés. Les branches avaient les coudées franches, puisqu’elles pouvaient établir unilatéralement ce référentiel, c’est-à-dire sans concertation avec les syndicats. Le bilan est maigre. Seules 13 branches ont fait homologuer leur référentiel, dont… à peine deux parmi les trente les plus exposées (commerce de gros ; négoce de bois et des matériaux de construction). Et seuls trois référentiels de branche homologués sont issus d’un accord collectif avec les syndicats.

Le faible nombre de référentiels de branche explique, en partie, pourquoi les entreprises ont fait preuve d’inertie pour déclarer les expositions. « Beaucoup aussi ont parié sur un changement de majorité et la suppression du C3P, promise par le candidat Fillon. Le candidat Macron lui s’était engagé à le « suspendre ». Dans ce contexte, elles n’avaient aucun intérêt à se précipiter pour déclarer les expositions », explique un responsable de PME.

Pragmatisme

François Asselin, président de la CPME, peut aujourd’hui saluer « le pragmatisme » du nouvel exécutif face à un dispositif inapplicable. Cela a été savamment orchestré. «Il fallait prendre en considération les difficultés rencontrées par les entreprises dans la mise en œuvre», a-t-il réagi, hier, dimanche 9 juillet au micro de France Info. Le syndicat des petits patrons apparaît comme le principal gagnant des arbitrages gouvernementaux. Il proposait, pour alléger le coût financier, de sortir du principe « l’entreprise qui expose finance», par une mutualisation financière entre toutes les entreprises et voulait externaliser la mesure de l’exposition des six derniers critères, entrés en vigueur mi-2016, auprès de la médecine du travail. Pour sortir le C3P de la responsabilité des entreprises. Sur ce point, sa victoire est partielle : il n’a obtenu qu’une externalisation pour 4 critères.

Le Medef, qui réclamait la suppression du C3P, sort également la tête haute, grâce à la suppression des deux cotisations spécifiques, créées en 2014 pour financer le dispositif. Depuis lors, il n’avait cessé de plaider pour une baisse du taux de cotisation des employeurs. Il en avait même obtenu une, substantielle, lors du toilettage du dispositif dans la loi Rebsamen de 2015. Mais le conseil d’Etat l’avait retoqué. «Le gouvernement a trouvé une porte de sortie politique pour le Medef », lâche un expert du dossier.

Symbole

Quant à la CFDT, qui avait arraché la création du C3P en contrepartie de son soutien à la réforme des retraites de 2014, elle préserve l’essentiel : son maintien. Un symbole dans un contexte de durcissement des conditions de travail. «Je souris en entendant la réaction du patronat qui fait croire à la remise en cause du dispositif. Alors que, pour six critères d’exposition, le dispositif reste en l’état », a martelé, dimanche sur France Info, Laurent Berger le patron de la CFDT. Pragmatique aussi. Pendant les concertations sociales, la centrale de Belleville avait fait savoir que, sur les six critères jugés inapplicables par le patronat, elle était prête à mettre de l’eau dans son vin, mais uniquement pour les trois critères dits ergonomiques.

Le ministère du Travail a pensé, un temps, à les redéfinir. Difficile, sans nul doute, pour un employeur, de déterminer si le temps quotidien passé par un salarié à « lever ou porter » des charges de plus de 15 kilos, ou à « pousser ou tirer » des charges supérieures à 250 kg, dépasse, en cumul, 600 heures par an… Reste que cette réflexion avait un air de déjà-vu. Le rapport Sirugue-Huot-De Virville (mai 2015), qui a ouvert la voie au premier allègement du C3P, proposait déjà une simplification du risque « manutentions manuelles de charges ». Elle n’a pas été retenue…

« Il est difficile de trouver des critères simples, sans faire entrer davantage de salariés dans le dispositif, pour un coût supérieur», souligne un expert. Si les facteurs d’exposition sont aussi individualisés et complexes, c’est d’abord pour tenir compte des réticences patronales. Pour ne pas rouvrir la boite de Pandore, le gouvernement a tranché, en externalisant la mesure de l’exposition.

Concernant le critère « agents chimiques dangereux », la CFDT a même obtenu une petite victoire. Elle souhaite en reconsidérer le seuil jugé trop excluant, et vient même de créer un groupe de travail sur le sujet au sein de la centrale. «La question de la prévention des risques chimiques doit faire l’objet d’une réflexion spécifique», explique dans sa lettre aux partenaires sociaux le gouvernement.

Sauver la prévention

Surtout, la CFDT voulait pousser les branches professionnelles à entrer davantage dans une politique de prévention des risques. Le gouvernement la suit sur ce point. « La prévention en matière d’exposition à des facteurs de risques professionnels doit être privilégiée», indique-t-il, d’emblée, dans sa lettre aux partenaires sociaux. Une victoire à la Pyrrhus ? On peut se le demander, puisque dans le projet de loi habilitant à réformer par ordonnances le code du travail, présenté le 28 juin, le nouvel exécutif met en balance l’obligation actuellement faite aux branches de négocier sur la prévention des risques professionnels et la pénibilité.

Aujourd’hui, la pénibilité fait partie, comme les minima salariaux ou les classifications professionnelles, des domaines réservés de la branche. Les accords sur le sujet s’imposent aux entreprises. Demain, les branches pourraient décider, ou non, de lever ce « verrou ». En l’absence de convention collective de branche, les entreprises auraient plus de latitude pour négocier sur la pénibilité.

Pour inciter les branches à conserver leur verrou sur la prévention, la CFDT a proposé une modulation des cotisations patronales, avec un système de bonus dans les branches s’engageant dans cette voie. Le gouvernement ne ferme pas la porte, si l’on en croit sa lettre aux partenaires sociaux. « La prévention de la pénibilité sera encouragée via la possibilité de prendre en compte les actions et les efforts décrits dans les accords collectifs», écrit-il.

Pour la CFDT, c’est du pragmatisme. «S’en tenir à la simple obligation de négocier la prévention des risques dans les branches est illusoire, vu les blocages. Il faut inciter les branches à s’engager. Certaines, comme la métallurgie et le bâtiment ont signé des accords de prévention, alors qu’elles se sont refusé à établir des référentiels pénibilité », explique Hervé Garnier, à la CFDT.

Modes d’emploi

Est-ce dire que le référentiel de branche aura bientôt vécu ? Non, espère FO, partisane d’une simplification du C3P qu’elle qualifie d’« usine à gaz » depuis sa création. Elle défend le maintien, dans les prérogatives de branche, de l’obligation de négocier la prévention, et les référentiels. «Le référentiel de branche reste le bon outil. Si beaucoup de branches se sont refusées à aller jusqu’à l’homologation, elles ont quand même travaillé le sujet. Un paquet de référentiels y sont déjà pré-négociés. Il faut qu’ils sortent», commente Jocelyne Marmande, secrétaire confédérale chargée de la protection sociale.

En dépit des postures politiques, les fédérations professionnelles ne sont pas restées bras ballants. D’abord les plus puissantes. A l’instar de la chimie, de la propreté ou du transport, elles ont élaboré des modes d’emplois, plus ou moins détaillés mais sans valeur juridique. «Nous défendons une appréciation médicale de l’exposition à la pénibilité. Mais nous avons voulu donner aux entreprises du secteur, à 70% des TPE, un outil adapté aux spécificités de nos métiers, où la proportion de salariés à temps partiel et multi-employeurs est importante», note Philippe Jouanny, vice-président de la Fédération des entreprises de propreté (un demi-million d’emplois). Le niveau de pénibilité sur 13 métiers les plus courants a pu être déterminé, avec un cabinet, même sur les critères les plus débattus (manutention manuelle, postures pénibles). Et des formations ont été réalisées dans toutes les régions.

De petites fédérations aussi se sont engagées. La fédération française du verre (310 adhérents, 13 600 salariés) a recouru à un cabinet pour bâtir son diagnostic pénibilité. «Il a apprécié sur le terrain. Dans le secteur, deux-tiers des entreprises comptent moins de 20 salariés. Elles n’ont pas l’assise financière pour agir seules», précise François Guitton, délégué général. Mais, ici aussi, aucune volonté d’obtenir le tampon administratif homologuant le référentiel.

Un dispositif sur la pénibilité lourde

La refonte du C3P présenté, samedi, par le gouvernement pourrait lever quelques réticences à l’établissement des référentiels de branche. Premier obstacle levé : le côté « punitif » du document déterminant les métiers pénibles, les entreprises exposant leurs salariés étant celles qui finançaient. «Le référentiel dit qui paie ou pas. Les branches n’ont pas voulu faire cet arbitrage», commente un syndicaliste. Demain, elles en seront déchargées, puisque le financement du C3P est renvoyé à la branche AT/MP.

En renvoyant la mesure de l’exposition de quatre critères à « une visite médicale de fin de carrière », le gouvernement allège la tâche des employeurs qui n’en ont plus que six à évaluer. Et les moins complexes, si l’on en croit l’antienne patronale. Pour autant, le référentiel reste aux yeux de nombreux employeurs «une source potentielle de contentieux avec les salariés». «Le référentiel n’exonère pas l’employeur de mesurer la pénibilité. Mais il n’est ni médecin du travail ni préventeur. Il s’expose à d’éventuelles récriminations des salariés sur les points attribués», explique Sébastien Darrigrand, délégué général de l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire (UDES). Parmi les 16 branches regroupées à l’UDES, une seule (l’aide à domicile, 226 000 salariés) a élaboré un référentiel homologué.

Pour lever les réticences, la CPME a une solution : donner à la branche le repérage des métiers «susceptibles de provoquer une exposition», et non plus exposés. Subtile nuance. Une porte de sortie pour inciter les branches à établir des référentiels ? L’avenir le dira : tous les arbitrages ne sont pas faits. Seule l’architecture de la réforme, qui désengage les entreprises exposantes du financement et remet la réparation au goût du jour, plutôt que la prévention, a été annoncée. Reste que l’outil du référentiel apparaît essentiel pour emmener les PME et les TPE, et faire enfin décoller le dispositif qui, déjà, ne mesure que la pénibilité très lourde, du fait de seuils élevés. C’est une autre raison au faible nombre de salariés déclarés exposés.