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Pour son livre «Le Peuple de la frontière», le journaliste Gérald Andrieu est allé à la rencontre des simples gens. Ceux à qui l’on demandait, pendant la campagne présidentielle, de choisir sans jamais qu’on ne semble vraiment s’intéresser à eux.

«Je n’ai plus envie de monter. L’imposant édifice de la société qui se dresse au-dessus de ma tête ne recèle plus aucun délice à mes yeux. Ce sont les fondations de l’édifice qui m’intéressent.» Cette phrase résume le parcours intellectuel et moral de Jack London, autodidacte devenu socialiste à force de partager la misère du peuple. Elle est en exergue d’un livre qui nous apprend ce que devrait être le journalisme. Gérald Andrieu1 a choisi la voie la plus radicale: aller rencontrer le peuple. Au sens sociologique comme au sens politique de ce terme. Les simples gens, mais surtout les composantes de ce corps politique qu’on appelle la France. Lui qui avait couvert des campagnes présidentielles comme le font les journalistes politiques, en suivant les candidats de gare en aéroport, de Zénith en salle des fêtes, il a voulu s’intéresser à ceux à qui l’on demandait de choisir, sans jamais qu’on ne semble s’intéresser vraiment à eux. Deux mille kilomètres de marche, de Dunkerque [mer du Nord] à Menton [Méditerranée], le long des frontières de l’Est, en logeant chez l’habitant, pendant les six mois de campagne présidentielle. Et son récit est, avec la plus grande humilité du monde, une leçon, un ébranlement, pour tous ceux qui font du journalisme ou de la politique sans aller jamais à la rencontre des citoyens dans leur diversité, dans leur détresse, dans leur beauté.

On est saisi d’émotion, gagné parfois par les larmes, au récit de ces rencontres faites de hasard et de fraternité humaine. Il est des gens de peu qui sont capables de tout donner. Comme Charlotte, mère de famille au chômage qui croise la route du journaliste et l’invite fièrement chez elle pour lui faire goûter sa choucroute. Soixante kilomètres, aller et retour puisqu’elle le ramène à leur point de rencontre. Il est des gens, aussi, qui portent dignement leur souffrance, sans misérabilisme, sans lyrisme. Les anciens de Cellatex SA, à Givet, dans les Ardennes, qui avaient, en 2000, déversé de l’acide dans un ruisseau pour se faire entendre.

Cellatex, usine textile frappée de plein fouet par le libre-échange, la suppression des tarifs douaniers en 1994 par l’OMC. Et les anciens qui sont tombés malades, ou qui se réveillent encore en sursaut au milieu de la nuit parce qu’ils ont gardé le rythme des trois-huit. Et les employés de Fessenheim, plus vieille centrale nucléaire de France. Gérald Andrieu égrène les statistiques que tous les politiques ont sur leur bureau: 500 prestataires, 800 emplois, plus les familles – 5200 personnes potentiellement touchées. «Des chiffres. Des nuées de chiffres. Tout autour de moi, écrit-il, ce sont pourtant des visages que je vois.» Il est rare que politiques et journalistes voient ces visages. Il est rare qu’ils rencontrent de si près la France.

Parce qu’il y faut du temps, et cette bienveillance particulière – si différente de celle que l’on peut proclamer dans une campagne pour galvaniser un électorat persuadé d’incarner le bien. Une bienveillance qui interdit de juger quand les propos font entendre la colère ou l’envie de renverser la table. Car malgré cette propension de certains de ses interlocuteurs à tenir quelques propos que la morale médiatique réprouve (puisqu’il est question de migrants, de frontières, le long de ce périple), Gérald Andrieu l’affirme, il n’a pas rencontré cette France repliée sur elle-même qu’on veut bien décrire depuis les rédactions. Simplement des Français «en insécurité physique, économique et identitaire».

De la chair à canon dans une guerre industrielle

«Il me faut prévenir notre président, écrit-il. Cette France des ‹rien-du-tout›, des négligeables et des négligés ne l’attendait pas. […] Emmanuel Macron un européiste convaincu? Il lui reste à être convaincant car ils ont souvent le sentiment d’être réduits au rang de chair à canon d’une guerre industrielle, commerciale et financière dont l’Europe actuelle ne les préserve pas ou, pire encore, qu’elle encourage. Plutôt qu’à un surplus de mobilité et de flexibilité, – que tous les travailleurs frontaliers croisés sur mon chemin connaissent déjà trop bien – ils aspirent à un peu de protection et de pérennité.»

Ces visages croisés, ces vies bringuebalantes, il faudrait que tout homme qui se présente à des suffrages ou qui s’arroge le droit de produire une pensée politique les aime de toute son âme. Qu’il puisse être ému par leurs peurs, mais aussi par leur générosité, leur dignité. Encore faut-il pour cela tenter de les rencontrer.
A son retour, Gérald Andrieu raconte avoir rencontré une autre frontière, tangible, celle-là. En croisant ces confrères qui lui demandaient: «Ils en disent quoi, les habitants de la France périphérique, de Macron?» Consternés lorsqu’il leur répondait: «Ils n’en disent rien, ils n’en parlent pas.» Deux mondes, et une désaffiliation de ceux qui sont pourtant des citoyens et dont tout démocrate devrait considérer qu’ils sont une part de la communauté politique. Et puis, il y a ces confrères qui lisent le livre et le considèrent «maurrassien» parce qu’il évoque les paysages, parce qu’il parle de la France et des Français.

Les regarder. Les aimer. Est-ce si difficile?    •

1    Andrieu, Gérald. «Le Peuple de la frontière». Editions du Cerf, octobre 2017. Journaliste indépendant, Gérald Andrieu a été rédacteur en chef à Marianne. Il est coauteur de «Bienvenue dans le pire des mondes. Le triomphe du soft totalitarisme.» (Editions Plon, Paris 2016)

Source: © Natacha Polony, Le Figaro