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Bruno Colmant
En France, la dette publique atteint désormais 100 % du PIB, tandis que ce pourcentage est largement dépassé en Belgique et en Italie. Nous nous convainquons que cette situation est temporaire. C’est malheureusement incorrect : les racines de la crise de la dette sont très anciennes. Son origine se situe probablement dans les années septante avec la croissance accélérée des dettes publiques découlant de la fin de la stabilité monétaire d’après-guerre (cristallisée dans les accords de Bretton Woods qui prévalurent entre 1944 et 1971 avec un étalon-or) et de deux chocs pétroliers (1973 et 1979). Ces événements se conjuguèrent à une mutation profonde de l’économie : le monde occidental glissait d’un contexte industriel et manufacturier à une économie de services. La plupart des économistes et responsables politiques, conditionnés par une croissance continue et une démographie positive, confondirent cette mutation structurelle avec un trou d’air conjoncturel. C’est pour ces raisons que l’endettement public prit son envol au motif qu’il serait aisément remboursé par une prospérité rapidement retrouvée. Malheureusement, l’endettement public se transforma en une terrifiante inflation suivie de dévaluations en cascade dans une Europe qui tentait d’harmoniser ses cours de change. Dès ces années, l’Etat-providence deviendrait financé par la dette, c’est-à-dire l’hypothèque du futur. La dette publique ne financerait plus des investissements publics, mais des dépenses courantes.
C’est dans ce contexte de chaos monétaire que les années quatre-vingt débutèrent avec une inflexion idéologique. Les deux principaux pays anglo-saxons, à savoir les Etats-Unis et le Royaume-Uni, adoptèrent, sous Reagan et Thatcher, un modèle d’économie de marché qu’on qualifia de « néo-libéral ». Ce modèle fut validé par un fait historique majeur : la désintégration de l’URSS et la disqualification finale du communisme comme contre-modèle au capitalisme. Au cours des années septante, le capital avait été érodé par l’inflation. Il serait désormais protégé par la désinflation. Les banques centrales de ces pays mirent en œuvre une politique de réduction de l’inflation qu’on qualifie aujourd’hui de « grande modération ». Mais l’endettement privé et public continua à croître grâce à la financiarisation de l’économie. Ce développement conduisit incidemment à un changement fondamental (je devrais écrire copernicien) de paradigme politique. En effet, si les années d’après-guerre, centrées sur la reconstruction d’un modèle industriel, avaient conduit à des modèles de solidarité consistant à répartir les fruits d’une croissance avérée, les années suivantes furent singularisées par l’emprunt d’une prospérité future, donc usurpée. Alors que pendant trente ans, l’économie avait trouvé son ancrage dans un travail accompli, la prospérité s’en trouva désormais soustraite aux prochaines générations. La dette publique continua à s’amplifier.
Les années nonante renouèrent avec la prospérité, mais deux phénomènes brouillèrent temporairement la vision politique. Tout d’abord, la mondialisation déclenchée par le changement de régime politique chinois et la désintégration de l’URSS permirent de tirer profit de salaires bas étrangers tout en continuant à garder les privilèges d’un niveau de vie d’Europe continentale qui n’étaient, à ma conviction, pas fondés. Ensuite, la révolution informatique, consacrée par le déploiement d’Internet, et plus tard de la digitalisation et de l’intelligence artificielle, suscita une croissance inattendue des gains de productivité. Dans les années nonante, l’endettement privé et public continua d’enfler. Ce phénomène n’était cependant pas alarmant puisque les besoins de capitaux exigés par la mondialisation étaient très importants.
C’est au terme des années nonante que la réalité de l’endettement devint moins anodin. Il y eut tout d’abord le krach internet qui, avec le recul du temps, s’assimila à une banale contraction boursière et rythmée par l’accession à une phase technologique supérieure. Mais ce krach conduisit les banques centrales à adopter une politique monétaire très complaisante de taux d’intérêt bas. Cette politique monétaire entraîna la formation de bulles, notamment dans le domaine résidentiel américain. Décidées à en éviter l’embrasement, les autorités monétaires augmentèrent précipitamment les taux d’intérêt, ce qui conduisit au krach des subprimes en 2008. Le système bancaire fut alors à la tangente de son implosion. Cette situation fragilisa l’Europe qui avait choisi, moins de dix ans plus tôt, une monnaie unique dans un contexte institutionnel inabouti. La crise de 2008, qui fut essentiellement un problème d’excédent de dettes privées, se transforma en crise souveraine. Après avoir assisté aux risques de désintégration du système bancaire, c’est l’euro qui fut mis en joue par les marchés financiers, dès 2010, d’autant que certains pays méditerranéens n’avaient, à l’évidence, pas la force économique pour supporter un retournement de conjoncture que des dévaluations antérieures avaient permis de déjouer. Mais derrière l’euro, ce sont les dettes publiques qui furent visées par les marchés financiers puisque la dette et la monnaie sont les deux attributs régaliens de l’Etat.
La réponse aux crises de 2008-2010 fut variable selon les géographies. De la crise de 1929, les Etats-Unis avaient retenu, à juste titre, qu’un choc économique exige une politique de déficit budgétaire et une monnaie faible. En 2008-2009, le déficit budgétaire américain atteignit près de 10 % du PIB, soit le pourcentage le plus élevé depuis 1945. Cette politique permit aux Etats-Unis de surmonter la crise et de voir très rapidement ses données économiques se raffermir, à commencer par la décrue du chômage, pour atteindre quasiment le plein emploi aujourd’hui.
En Europe, par contre, le politique économique prit une autre direction. En effet, traumatisées par les relents de l’hyperinflation de 1929 et exaspérées d’avoir dû diluer le Deutsche Mark protestant dans une zone monétaire indisciplinée, les autorités allemandes (avec l’aide servile et félonne des présidents de la Commission qui exigèrent, 25 ans après leur dérive, de revenir aux critères de Maastricht) imposèrent une logique d’austérité. Ce fut, évidemment, une terrifiante erreur historique, pourtant dénoncée par tant d’érudits, qui conduisit la zone euro aux confins de la déflation.
Et aujourd’hui, où en sommes-nous ? L’économie financière se situe aux confins de multiples lignes de brisure. Nous percevons les prémisses d’une révolution technologique (digitalisation, intelligence artificielle, etc.) qui va détruire une grande quantité de travail. De plus, près de septante ans après le baby-boom d’après-guerre, le monde aborde la vague du papy-boom, accentuée par l’augmentation de l’espérance de vie, alors que la croissance économique est faible. La demande d’aide de la part de l’Etat va s’amplifier dans un contexte de paupérisation et de dilution de la classe moyenne. Pour obtenir une esquisse de notre avenir, il suffit de regarder le Midwest américain.
Il reste les dettes existantes et latentes (pensions, soins de santé, etc.) qui atteignent un niveau inconnu en temps de paix. Actuellement, des taux d’intérêt bas, combinés à une immense création monétaire (qui transforme la dette publique en monnaie nouvellement émise) tempèrent la gravité de ce problème. Nous faisons face à une économie surendettée mais désinflatée. Le problème est que, sans inflation ou défaut, l’endettement ne baissera pas. Sa contraction pourrait même contrarier la croissance.
Que va-t-il alors se passer ? C’est simple : il faudra solder l’endettement de l’Etat-providence. Il s’imposera de contenir et refinancer, voire rembourser, près d’un demi-siècle de traites tirées sur le futur. Cela passera par une diminution des avantages sociaux, avec le risque d’accabler des populations qui sont exclues de la mondialisation. Cela passera aussi par une limitation inévitable des pensions, même s’il est presque impossible de travailler lorsqu’on est âgé. Mais cela passera aussi par une répression financière : il faudra, comme au Japon, que l’épargne des particuliers soit canalisée, à un taux d’intérêt très faible, et inférieur à l’inflation, vers le financement de la dette au travers des bilans des banques et compagnies d’assurances. Et pour certains pays méditerranéens, ce sera, un jour, le défaut ou le rééchelonnement de dettes publiques. Nous le savions, mais nous avons été imprévoyants dans le narcissisme de notre bien-être immédiat.