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Une Indonésienne tient un portrait de ses parents entre ses mains.

Cette photo, prise en mai 2016, montre Sri Muhayati, aujourd’hui septuagénaire, tenant entre ses mains une photo de ses parents. Son père, soupçonné de sympathies communistes a été exécuté. Elle-même a été emprisonnée pendant cinq ans, sans procès. Photo : Getty Images/Ulet Ifansasti

Des documents diplomatiques déclassifiés montrent que le gouvernement américain savait que l’armée indonésienne et des organisations musulmanes se livraient à des exécutions de masse dans le cadre de la campagne anticommuniste menée en pleine guerre froide.

Radio-Canada avec Associated Press, Agence France-Presse et BBC

Au moins 500 000 personnes, principalement affiliées au Parti communiste indonésien, ont été tuées entre octobre 1965 et mars 1966 lors de cette sanglante purge, selon les estimations d’historiens. Les responsables de cette tuerie, l’une des pires du 20e siècle, n’ont jamais été inquiétés.

Les 39 documents de l’ambassade américaine à Jakarta qui ont été rendus publics mardi par le National Declassification Centre, une division des Archives nationales, sont des câbles qui ont été rédigés entre 1964 et 1968 par le personnel diplomatique des États-Unis en Indonésie.

Un legs d’Obama

Le National Declassification Centre a été créé en 2009 par un décret du président Barack Obama, afin d’harmoniser les processus de traitement des documents classifiés et d’accélérer leur publication, par souci de transparence. M. Obama avait du même coup aboli un règlement qui permettait aux agences de renseignement, dont la CIA, d’opposer son veto à des déclassifications.

En 1965, le Parti communiste indonésien comptait des millions de membres, ce qui en faisait le troisième en importance au monde, après ceux de l’Union soviétique et de la Chine. Le président indonésien, Sukarno, se rangeait alors dans le camp socialiste, rhétorique antiaméricaine à la clé.

Les massacres qui se sont produits en Indonésie ont commencé après que six généraux de l’armée eurent été tués le 30 septembre 1965. L’armée indonésienne, dirigée par le général Suharto, impute le putsch raté aux communistes et à la Chine, et lance du coup une campagne de répression.

Les documents déclassifiés montrent que les diplomates américains en poste disposaient d’informations détaillées sur les massacres qui ont été commis dans la foulée, avec la complicité de deux grandes organisations musulmanes toujours actives dans le pays, Nahdlatul Ulama et Muhammadiyah, braquées contre l’athéisme des communistes.

En voici quelques extraits :

12 octobre 1965 : l’ambassadeur américain Marshall Green écrit qu’un « intermédiaire » de l’armée indonésienne consulte les diplomates de pays occidentaux, laissant entendre que cette dernière envisage de renverser Sukarno. Il souligne que les États-Unis pourraient aider avec « des opérations secrètes, du transport, de l’argent, des équipements de communication et des armes. »

26 novembre 1965 : dans un câble diplomatique envoyé depuis Surabaya, un consul américain souligne que de nombreuses informations en provenance de l’est du pays donnent une « indication de massacres », et précise que jusqu’à 15 000 personnes pourraient avoir été tuées.

Novembre 1965 : un responsable des affaires politiques à l’ambassade discute du « principal problème » que les auteurs de la répression tentent de résoudre : loger et nourrir les prisonniers du Parti communiste, le PKI. « Plusieurs provinces semblent avoir réussi à résoudre le problème en exécutant les prisonniers du PKI, ou en les tuant avant de les capturer », écrit-il.

10 décembre 1965 : un câble rapporte une conversation entre un diplomate américain et l’assistant du procureur général de l’Indonésie, Bujung Nasution. Ce dernier souligne que l’armée a déjà fait exécuter de nombreux cadres du parti, mais précise que cette information ne doit pas circuler publiquement. Le second secrétaire de l’ambassade, Robert G. Rich, dit qu’on l’a assuré que le gouvernement américain « fait tous les efforts pour éviter d’alimenter les spéculations des médias ».

17 décembre 1965 : la première secrétaire de l’ambassade américaine, Mary Vance Trent, envoie une liste de dirigeants du Parti communiste qui ont été arrêtés ou tués dans le cadre de la répression.

21 décembre 1965 : Mary Vance Trent revient sur les événements « fantastiques » des 10 dernières semaines dans un câble. Elle estime que 100 000 personnes ont été massacrées, dont 10 000 à Bali, et que les massacres continuent. Un autre câble diplomatique de février évaluera à 80 000 le nombre de personnes tuées à Bali.

28 décembre 1965 : un membre du personnel de l’ambassade posté dans l’est de l’île de Java écrit que les victimes de la purge anticommuniste « sont sorties des zones peuplées avant d’être tuées » et que « leurs corps sont brûlés plutôt que jetés à la rivière », comme cela était le cas auparavant.

Décembre 1965 : un câble provenant du consulat américain de Medan rapporte que des imams associés au groupe Muhammadiyah prêchent qu’il est du devoir de leurs partisans de « tuer les communistes soupçonnés », qu’ils traitent d’« infidèles ». « Verser leur sang est comparable à tuer des poulets », disaient-ils. L’auteur du câble assimile le tout à « un permis de tuer ».

Avril 1966 : un autre câble diplomatique de l’ambassade américaine continue d’évoquer l’ampleur des massacres. « Franchement, nous ne savons pas si le vrai chiffre est plus près de 100 000 ou de 1 million », peut-on y lire. Le gouvernement indonésien n’a qu’une « vague idée » de ce qui se passe vraiment.

« Ces documents montrent dans le menu détail à quel point les responsables américains savaient combien de gens étaient tués », a commenté à la BBC Brad Simpson, directeur d’un centre de recherche sur les événements survenus en Indonésie à l’Université Princeton, qui a fait pression pour que ces documents soient déclassifiés.

« Les tueries de masse de 1965-1966 sont parmi les pires crimes contre l’humanité, et le plus sombre secret de notre pays », a commenté Veronica Koman, avocate indonésienne spécialisée dans les dossiers de droits de la personne. »

Les survivants de 1965-1966 sont tous très vieux maintenant, et je crains qu’ils n’obtiennent pas justice avant de mourir. Espérons qu’avec la publication de ces câbles, la vérité pourra émerger et que ceux qui ont perpétré cela seront imputables.

Veronica Koman, avocate indonésienne

La tragédie de 1965-1966 demeure taboue en Indonésie. Le mois dernier, un groupe dirigé par d’ex-généraux de l’armée a attaqué un immeuble de la capitale, Jakarta, où devait se tenir une discussion sur les tueries.

Deux films du réalisateur Joshua Oppenheimer sur le sujet – The Act of Killing et The Look of Silence – demeurent bannis en Indonésie, sous prétexte qu’ils contribuent « à alimenter les sympathies envers le PKI et le communisme. »