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La réflexion de Samuel Huntington dans son ouvrage Le choc des civilisations est également une réflexion sur l’Occident. Difficile en effet de définir ce concept. Ce n’est pas uniquement l’Europe, puisque les États-Unis et l’Australie en font partie. Ce n’est pas seulement les pays développés, puisque le Japon en est exclu. Ce n’est pas l’OTAN, puisqu’il y a la Turquie et ce n’est pas non plus la Chrétienté. L’Occident est un concept intellectuel, géographique, culturel et historique dont les frontières et les contours demeurent flous. C’est « une frontière mentale » comme l’exprime le géopolitologue Olivier Kempf. S’il est difficile de définir ce qu’est l’Occident, il est en revanche possible de définir ce qu’il n’est pas : ni l’Asie, ni l’Afrique, ni le monde musulman. L’Europe et ses dépendances ? Mais dans ce cas la Russie est-elle l’Occident (si l’on considère qu’elle fait partie de l’Europe). Et l’Amérique latine, ce territoire que les géographes français ont longtemps appelé l’Extrême-Occident ? L’Occident comprend les peuples dont la culture continue de se rattacher à la civilisation formée autour des trois villes que sont Jérusalem, Athènes et Rome.
On dit souvent que l’Occident est en déclin. Or Huntington constate au contraire qu’il y a un renouveau de celui-ci. En effet, le déclin n’est que relatif : l’Occident est rattrapé par d’autres pays qui étaient en retard de développement et qui aujourd’hui le rejoignent. Ce n’est pas tant un déclin qu’un réajustement. Si le petit-frère grandit et rattrape son grand-frère, nul ne dira ce dernier en déclin. C’est simplement que la phase de croissance est différée dans le temps.
Les cinq plaies de l’Occident
Toutefois, Huntington définit cinq facteurs qui menacent l’Occident et pèsent sur son déclin.
1/ Le développement de comportements antisociaux, la consommation de drogue et le culte de la pornographie.
2/ Le déclin de la famille.
3/ Le déclin du capital social, c’est-à-dire la faible participation à des associations bénévoles.
4/ La croissance de la corruption et le désintérêt de l’éthique.
5/ La désaffection pour le savoir et l’activité intellectuelle et la baisse du niveau scolaire.
Pour retrouver et conserver son influence morale et culturelle, l’Occident doit être capable de relever ces cinq défis.
De même en va-t-il de la défense du multiculturalisme et de la diversité, qui est un facteur de dissolution des peuples et des nations. Il est capital qu’un peuple soit uni. Si un peuple est désuni et se fractionne en de multiples groupes ethniques et culturels il devient une assemblée de peuples variés et cesse d’exister comme groupe humain cohérent et conscient d’une appartenance collective. Nier sa culture, c’est conduire sa société à la ruine puis à la mort. Un peuple se définit par sa culture et sa religion, non par des principes politiques : république ou démocratie. Les principes politiques sont seconds et même secondaires, ce qui est premier, c’est la culture.
La primauté de la culture est par ailleurs le fondement de la réflexion de Samuel Huntington. Il ne croit pas qu’un peuple puisse se constituer autour d’un projet politique, mais autour d’un projet culturel. Force est de constater que cela explique l’échec de l’URSS : le projet politique a été dépassé par le projet culturel des peuples, consistant notamment au rejet de l’empire soviétique. La force de la Chine aujourd’hui, bien que communiste, est d’être uni autour d’un même projet culturel. Les Tibétains et les Ouïgours qui pourraient avoir des volontés d’indépendance sont dissouts par le gouvernement central qui organise des transferts de populations Han de la côte vers ces régions afin de rendre ces peuples minoritaires sur leur terre. Ainsi Pékin s’assure-t-il de la cohésion et de la fidélité de ces territoires.
Des guerres de transition aux guerres civilisationnelles
Les guerres actuelles de civilisation ont d’abord été portées par des guerres de transition qu’Huntington définit comme étant la guerre d’Afghanistan (1980) et la guerre du Golfe (1991). Ces deux guerres commencent par une simple invasion, puis elles se muent en guerre de civilisation. Elles inaugurent un nouveau type de guerre, marquée par les conflits ethniques et les affrontements entre groupes appartenant à des civilisations différentes.
En Afghanistan, la guerre contre les Soviétiques est menée au nom du djihad, ce que peu d’observateurs avaient perçu à l’époque. Les Soviétiques sont combattus en s’appuyant sur les principes de l’islam. Cette guerre a redonné confiance aux musulmans qui ont compris que l’islam était capable de vaincre une puissance étrangère. 25 000 volontaires venant de pays arabes, surtout Jordanie, et formés par les services du Pakistan, ont pris part à la guerre. L’Arabie Saoudite a donné beaucoup d’argent pour financer la guerre, presque autant que les États-Unis. Un système de relais et de réseaux internationaux a été créé pour lutter contre les Soviétiques.
Rôle des services du Pakistan, financement de l’Arabie Saoudite, réseaux internationaux de recrutement de volontaires, appel aux musulmans du monde arabe et d’Europe ; la matrice édifiée en Afghanistan contre l’URSS est celle qui sert aujourd’hui contre l’Europe.
Lors de la guerre du Golfe, plusieurs pays arabes soutiennent les États-Unis, mais pas tous. En échange, leur dette est annulée. En revanche, la rue arabe refuse cette attaque et voit dans Saddam Hussein un défenseur de l’islam. Du Maroc à la Chine, les musulmans soutiennent l’Irak. Ce n’est donc plus une guerre entre États, mais une guerre entre civilisations. L’Occident a beau clamer que le choc des civilisations n’existe pas, ce n’est pas du tout ce qui est perçu par le monde musulman qui adhère lui à cette thèse.
Ces deux guerres ont eu pour effet de permettre aux États arabes de se rapprocher alors qu’ils sont souvent très opposés. L’ennemi commun a assuré l’alliance des ennemis de toujours.
Caractéristiques des guerres civilisationnelles
Huntington définit les guerres de civilisation comme des affrontements entre des États de civilisation différente, ou entre groupes différents présents au sein des États. La finalité de ces guerres est le contrôle du sol et l’élimination du groupe qui n’est pas membre de la civilisation. La purification ethnique est souvent la conséquence de ces conflits. Par conséquent, ces guerres ne peuvent pas avoir de fin négociée ou partagée puisque la fin de la guerre ne peut être que la disparition complète du groupe culturel que l’on combat. Tant qu’un morceau de ce groupe subsiste, la guerre ne peut être qu’entre parenthèses, attendant le moindre prétexte pour repartir.
Ce sont donc des conflits longs, très difficiles à résoudre autrement que par l’expulsion d’un groupe. Il n’y a pas de concession possible, pas d’entente et pas de vie en commun. Ces guerres provoquent des morts, mais aussi de nombreux réfugiés qui partent vers d’autres zones ou d’autres pays, déstabilisant ainsi d’autres régions. Elles ont donc des effets expansionnistes importants. Dans ces guerres de civilisation, la religion est la différence la plus profonde qui existe entre les peuples. Elles ont toutes la religion pour fondement. La langue, l’ethnie, la culture peuvent intervenir, mais c’est la religion qui en est la cause fondamentale. Cette analyse d’Huntington est contredite par certains historiens, notamment Bernard Lugan pour l’Afrique, qui estime que la cause première est l’ethnie ; la religion servant de catalyseur à l’expression du conflit ethnique. En Afrique, on constate souvent que les ethnies choisissent une religion par opposition à des ethnies voisines dont elles sont adversaires.
La guerre de civilisation ancre également dans l’esprit des populations que seule la guerre peut résoudre une crise ou un conflit. Dans les mondes chinois et musulmans, la guerre est ainsi l’élément privilégié pour la résolution des conflits.
Usage de la guerre pour résoudre une crise, entre 1929 et 1979 :
Chine : 76.9%
États musulmans : 53.5%
URSS : 28.5%
États-Unis : 17.9%
Grande-Bretagne : 11.5%
Ces analyses faites par Huntington démontrent que la Chine demeure un pays très belliqueux, ce qui n’est pas forcément rassurant pour l’avenir de cette zone.
L’essor de la conscience identitaire
Lors des guerres de civilisation, les radicaux finissent toujours par déborder les modérés et par ravir la direction des affaires. Les modérés sont rejetés, car considérés comme trop mous et trop conciliants. Mais ils peuvent ressurgir en fin de combat, quand les extrémistes ont montré leur inefficacité et leur impasse, et quand les populations en ont assez de la violence, à condition qu’ils n’aient pas été éliminés.
La conscience identitaire ravive le problème posé par les diasporas. Dans les guerres étatiques, le conflit bouillonne du haut vers le bas. Dans les guerres de civilisation, il bouillonne du bas vers le haut. Les diasporas peuvent alors être des éléments dangereux dans les pays où elles sont présentes. En 1940, les États-Unis avaient arrêté plusieurs milliers de Japonais qu’ils avaient préventivement mis en prison afin d’éviter que ceux-ci ne soient des agents dormants de Tokyo et n’attaquent le pays hôte. L’islamisme révèle à la France le problème posé par ces personnes qui partent se former en Syrie pour revenir faire le djihad dans l’hexagone.
Avec les moyens de communication modernes, télévision et courriel, les diasporas se sentent beaucoup plus proche de leur pays d’origine qu’auparavant. C’est une façon de resserrer les liens et de maintenir des contacts entre les populations. On est désormais émigrés sans l’être vraiment, ce qui ne facilite pas l’intégration dans le pays d’accueil.
Arrêter les guerres de civilisation
Ce sont des conflits intermittents donc interminables. Il est impossible d’y mettre un terme, car les raisons de la guerre sont civilisationnelles et culturelles, or ces aspects-là ne disparaissent pas, sauf en cas d’épuration d’un des groupes belligérants. La guerre d’Algérie ne s’est achevée que lorsque les Européens ont été expulsés. En revanche, la guerre peut marquer des pauses et connaître des trêves, mais sans jamais vraiment s’arrêter.
Le conflit peut s’arrêter quand les deux partis sont épuisés et que les radicaux ne peuvent plus combattre. Les modérés reprennent alors les négociations. Pour cela, il faut l’intervention d’un pays tiers qui conduit les négociations, car étant seuls les pays ne peuvent négocier par eux-mêmes, leurs haines sont trop importantes. Ceux qui acceptent les accords et les signes risquent leur vie, car cela ne plait pas aux extrémistes. C’est le cas de Rabbin, de Sadate ou de Gandhi. Les radicaux veulent remettre en marche la machine guerrière, n’acceptant pas la négociation. De fait, les conflits reprennent et ne sont pas arrêtés.
L’analyse d’Huntington peut sembler pessimiste. Il analyse bien les conflits qui ont eu lieu, notamment le conflit dans les Balkans dont les pages sont remarquables, mais il ne voit pas comment sortir du cycle des guerres de civilisation. Certains l’ont trouvé trop pessimiste à cause de cela. Comprendre le monde actuel était déjà suffisamment compliqué sans qu’il se risque à faire de la prospective sur l’incertitude des décennies à venir.