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La France, La Russie, l’hégémonie américaine, Les Européens, Politique étrangère

Dans un entretien exclusif en trois parties accordé au Courrier de Russie, Renaud Girard, analyse la dégradation des rapports russo-occidentaux sur fond de crise ukrainienne.
À la chute du Mur de Berlin, en novembre 1989, l’idée d’une maison commune européenne -proposée la même année devant le Conseil de l’Europe par Mikhaïl Gorbatchev, alors premier secrétaire du Parti communiste d’Union soviétique- semblait réalisable. Presque trente ans plus tard, le continent renoue avec une logique de blocs antagonistes que l’on pensait pourtant à jamais révolue. Monde russe contre monde euro-atlantique, prisonniers de leurs diabolisations respectives et, paradoxe, au sein desquels les nations se retrouvent plus que jamais divisées.

Renaud Girard est le chroniqueur de politique internationale du Figaro. Depuis plus de trente ans, il couvre les principaux conflits de la planète en tant que Grand Reporter et correspondant de guerre. Géopoliticien, il enseigne la stratégie à Sciences Po Paris.
Le Courrier de Russie : La Russie considère aujourd’hui que l’Union européenne (UE) n’a pas de politique étrangère indépendante, que sa diplomatie est au service des intérêts américains sur le continent…
Renaud Girard : Les Européens n’ont pas de politique étrangère commune. C’est une évidence puisque qu’ils se sont divisés sur des problèmes aussi importants que l’intervention américaine en Irak en 2003. Les pays d’Europe de l’Est obéissent très facilement aux États-Unis. Nous n’avons pas non plus de politique commerciale commune parce que certains d’entre nous commencent à se vendre à la Chine.
Après le rachat, l’an dernier, de Kuka [société de robotique allemande, NDLR], Emmanuel Macron et Angela Merkel ont tenté de prendre des contre-mesures pour éviter le pillage technologique de nos entreprises par la Chine. Tous les « petits » pays où elle investit massivement, comme le Portugal, la Grèce et les pays de l’Est, s’y sont opposés.
L’Europe ne s’est pas non plus montrée capable de résister à l’hégémonisme judiciaire et financier des États-Unis. Elle n’a pas défendu la France quand, en 2014, BNP Paribas s’est vu condamner, par un tribunal de New York, à une amende de 9 milliards de dollars alors que cette banque n’avait contrevenu à aucune loi française ou européenne. Elle avait effectivement brisé des lois d’embargo américaines, prises à l’encontre de l’Iran, de Cuba et du Soudan.
Les Européens se sont soumis au droit américain
L’Europe n’a pas réagi. C’était pourtant possible. Un président énergique de la Commission européenne, [le Portugais José Manuel Barroso occupait le poste à l’époque, NDLR] aurait pu convoquer le patron de Goldman Sachs [banque américaine qui, en 2016, a embauché le même J. M. Barroso comme conseiller, NDLR] et lui dire : « Mon cher ami, j’ai un petit problème avec vous. Vous avez aidé le gouvernement d’un pays membre de l’UE à maquiller ses comptes publics [la Grèce, NDLR], et c’est une fraude considérable. En conséquence, nous allons vous condamner à nous verser une petite amende de 25 milliards de dollars. Si vous ne voulez pas la payer, ce n’est pas grave, mais vous serez désormais interdit d’exercice sur le territoire de l’UE, ainsi que toutes les banques collaborant avec vous.

Peut-être que les Américains auraient alors réfléchi en ce qui concerne BNP Paribas. Mais nous n’avons rien fait. Aujourd’hui, face à l’hégémonisme et à l’extra-territorialité du droit américain, les Européens se retrouvent en ordre dispersé. Pour dire les choses autrement : ils se soumettent. Désormais, dans les directions juridiques des grands groupes français, on applique le droit américain. C’est humiliant, c’est dangereux pour nos industries et c’est régressif sur le plan politique. Il semble que nous ayons oublié toute l’indépendance qui nous avait été restituée, en son temps, par le Général de Gaulle. Ce mouvement, cette prétention américaine a imposer son droit est si violente en France que vous trouvez maintenant des Atlantistes de toujours – je pense à l’ancien député Pierre Lellouche, qui a pris la tête d’une croisade contre la prétention américaine a imposer son droit au monde entier –, des hommes qui se sont publiquement prononcés en faveur de l’invasion américaine de l’Irak, et qui disent à présent : « Stop, trop c’est trop ! »
Nous devons entretenir des liens dans tous les domaines avec la Russie
L.C.D.R. : Comment peut-on, dans ces conditions, convaincre les Russes de revenir dans la famille européenne ?
R.G. : Il faut d’abord mettre en place une politique des petits pas. Il faut recréer de la confiance. Des progrès sur la question du Donbass permettraient sans doute une levée ou, au moins, un assouplissement de sanctions. Je pense que c’est assez facile. Cela passe par une amnistie générale. Par exemple, sur le modèle de celle décidée par la France pour mettre fin à la guerre d’Algérie, alors que beaucoup de crimes avaient été commis de part et d’autre. Cela passe aussi par l’organisation d’élections libres et l’octroi d’une certaine autonomie aux régions concernées. La plupart des gens dans le Donbass n’ont pas envie de parler l’ukrainien, qu’ils n’ont d’ailleurs jamais parlé. Il est ridicule de demander aux habitants de Lougansk et de Donetsk de parler une langue qu’ils ne connaissent pas. Ils ont tout de même le droit de parler leur langue, qui est le russe ! In fine, Moscou doit laisser Kiev reprendre l’administration du Donbass.

L.C.D.R. : Et la Crimée, que devient-elle ?
R.G. : Pour la Crimée, le problème ne se réglera pas avant vingt ou trente ans. Il faudra sans doute demander une nouvelle fois aux habitants de cette région ce qu’ils veulent vraiment. Parfois, dans la diplomatie internationale, il faut savoir mettre certains problèmes sur des étagères, « to shelve » comme disent les Anglais.
Une fois engagée cette diplomatie des petits pas, nous devons restaurer, sur d’autres dossiers, une coopération plus profonde. Je vais vous donner un exemple, qui ne concerne pas la Russie, mais qui illustre l’action diplomatique que nous devons mettre en œuvre avec elle.
La France, le Général de Gaulle l’avait dit, n’était pas favorable à la guerre menée par Israël en 1967 [Guerre des Six Jours, NDLR]. Elle avait alors voté une résolution aux Nations unies demandant que les forces armées de l’État juif se retirent des territoires qu’elles venaient d’occuper. Ce qui n’est toujours pas le cas.
Nous avons donc, nous Français, des points de dissension assez sérieux avec les Israéliens. Mais, par ailleurs, Israël est un pays ami. Nous avons voté pour la création de cet État, nous l’avons aidé à gagner sa guerre d’indépendance et nous lui avons même donné sa bombe atomique !

Pour autant, nous continuons de penser que la solution en Palestine est celle de deux États, juif et arabe. Et force est de constater que le gouvernement israélien actuel ne fait rien pour qu’un État arabe viable puisse exister. Mais cela ne nous empêche pas, fort heureusement, d’avoir d’autres liens politiques avec Israël et d’entreprendre avec ce pays nombre des programmes de coopération : universitaires, économiques et même militaires.
Nous entretenons par ailleurs des relations avec tous les pays arabes, avec ceux qui reconnaissent et ceux qui ne reconnaissent pas Israël. Eh bien, la Russie, c’est un peu la même chose. Nous sommes attachés à l’intégrité territoriale de l’Ukraine, dans le cadre du respect des accords internationaux, mais nous devons aussi continuer à dialoguer et à entretenir des liens, dans tous les domaines, avec Moscou.
Résoudre la crise ukrainienne va prendre du temps. Il y a déjà eu trop de victimes, la réconciliation sera difficile, plus de dix mille morts, c’est énorme ! Mais la vie diplomatique, comme le reste, ce n’est pas tout noir ou tout blanc.
On ne peut pas dire à la Russie : si vous acceptez de tout lâcher sur l’Ukraine, nous reprendrons nos relations comme avant. Cela ne sert à rien. Dans les années 1960, les relations franco-russes se sont grandement améliorées suite à la visite du Général de Gaulle à Moscou [du 20 juin au 1er juillet 1966, NDLR]. Il y avait pourtant de nombreux désaccords. Sur l’Allemagne notamment, la France refusait de reconnaître la République démocratique allemande (RDA). Cela ne nous a pas empêchés de mettre en place des programmes de coopération entre nos deux pays et cela n’a surtout pas empêché le Général de Gaulle d’exprimer une vision politique : l’Europe de l’Atlantique à l’Oural.
La France semble revenir à une diplomatie réaliste
L.C.D.R. : Cette vision d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural est-elle encore réalisable ?
R.G. : Elle va se faire. Je pense que le président Macron l’a bien compris. Son geste d’inviter Vladimir Poutine à Versailles [le 29 mai 2017, NDLR] est important. J’ai rencontré le président Poutine, lors de sa visite au nouveau centre culturel russe de Paris, juste après qu’il a été reçu par Emmanuel Macron. Il m’est apparu favorablement impressionné par son homologue français.

L’ambition d’Emmanuel Macron semble être de revenir à une diplomatie réaliste, une diplomatie qui prend les réalités telles qu’elles sont et que j’appelle de mes vœux. Il faut renoncer à une France donneuse de leçons, urbi et orbi. Si la France veut rayonner, qu’elle le fasse par son exemple et non par des leçons sur les droits de l’homme prêchées ex cathedra.
La réalité est que la Russie de Vladimir Poutine est une grande nation, porteuse d’une grande histoire et qu’elle compte aujourd’hui non seulement en Europe mais aussi dans le monde.
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