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Nous y sommes. Le Kremlin émet en France depuis trois semaines et, curieusement, la révolution ne gronde pas. La déclinaison française de la chaîne de télévision publique russe Russia Today (RT) est disponible depuis le 18 décembre 2017, en direct sur le site Internet de RT France et sur les écrans des téléspectateurs équipés de Freebox, et le PAF résiste à l’offensive du soft power russe.
Ce n’est pas faute, pourtant, d’avoir été mis en garde contre cette menée subversive du régime russe. Dès le 29 mai, devant un Vladimir Poutine impavide à Versailles, Emmanuel Macron lui-même a décerné à RT et Sputnik, autre média russe à vocation internationale, le titre d’« agents d’influence et de propagande mensongère », qu’il avait barrés de sa campagne électorale. La France étant un pays ouvert et démocratique, cela n’a pas empêché RT d’installer son siège français à Boulogne-Billancourt, d’embaucher quelque 150 personnes, dont de nombreux journalistes français, et de conclure un accord avec l’opérateur Free (son fondateur, Xavier Niel, est actionnaire du Monde à titre personnel) pour émettre à destination des téléspectateurs français. RT est ainsi devenue la première chaîne d’information en continu financée par une puissance étrangère à émettre sur notre territoire en langue française. Al-Jazira avait un moment caressé ce projet, mais ne l’a pas concrétisé.
Cette arrivée a suscité une certaine curiosité et, bien sûr, beaucoup de méfiance. RT France, comme le veut la loi, s’est dotée d’un « comité d’éthique » qu’elle a eu un peu de mal à composer, hormis la nomination dès la première heure de l’ancien député (LR) Thierry Mariani, infatigable thuriféraire de M. Poutine. S’y sont joints in extremis un ancien président de Radio France, Jean-Luc Hees, une ancienne ambassadrice de France, Anne Gazeau-Secret, un ancien grand reporter, Jacques-Marie Bourget, et le directeur du mensuel Afrique-Asie, Majed Nehmé. Au CSA, dont le président Olivier Schrameck a promis de surveiller «constamment » les programmes de RT France, on déclare « rester attentif », après trois semaines de diffusion.
La couverture de cette cérémonie à l’Élysée par RT mérite qu’on s’y arrête. Visiblement,la rancune de M. Macron à l’égard du média russe est tenace, puisque ses journalistes n’y ont pas été conviés. C’est donc dans la rue, devant cette «forteresse imprenable » qu’est l’Élysée pour la Russie, qu’une journaliste de la chaîne, Mona Hammoud, fait son plateau.
L’annonce par le chef de l’État d’un projet de loi sur les «fake news» est, pour RT, une formidable aubaine: «On sent réellement une volonté de contrôler l’information», explique la journaliste.Le soir même, et les jours suivants, l’évocation de ce sujet à l’antenne est agrémentée du bandeau «La presse sous surveillance». Les experts interrogés sont tous très critiques de cette initiative. RT souligne que la France est 39e dans le classement sur la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières (qui place la Russie en 148e position, mais il n’en est pas fait mention). «De fake news à fake liberté d’expression, il n’y a qu’un pas», conclut la journaliste. Le troisième anniversaire de l’attentat contre Charlie Hebdo (dont «l’élan s’est essoufflé») fournit une autre occasion de déplorer la montée de «la censure» en France.
«Hard power» contre «soft power»
Le choix des sujets internationaux est sans surprise. Les manifestations en Iran, bien sûr, tiennent une bonne place. «La main de l’étranger y est clairement présente», assure un expert invité sur le plateau du journal de RT, le colonel Alain Corvez, «conseiller en stratégie internationale», pour lequel le chef des gardes révolutionnaires iraniens, le général Jafari, «a parfaitement raison». La visite du président turc Recep Tayyip Erdogan à Paris, le 5 janvier, permet à un autre expert de relever que «la France se sent isolée», et qu’«Emmanuel Macron veut s’arroger la victoire sur Daesh».
«Découvrez de nouveaux points de vue, de nouvelles idées», promet RT France, qui entend «oser questionner, proposer une perspective alternative». Sans doute, le choix d’un documentaire sur le calvaire de soldats de l’armée syrienne mutilés par la guerre offre une «perspective alternative» aux reportages sur les civils victimes des bombardements du régime dans la Ghouta, que l’on ne voit pas sur RT. On cherchera en vain de «nouvelles idées» dans le clou de la semaine, «Le Lab-Eco», débat insipide entre le journaliste Jean-Marc Sylvestre dans le rôle du libéral et l’économiste Jacques Sapir dans celui du critique de gauche, qui promet la montée du chômage en France «dans les six à douze mois». Quant à «oser questionner» les idées présidentielles sur les médias, pourquoi pas. À condition de rappeler dans quelles conditions travaillent, et meurent, les journalistes en Russie.
J’avoue: depuis le Nouvel An, j’ai regardé RT France chaque jour, et je me suis beaucoup ennuyée. Décidément, le hard power réussit mieux à Vladimir Poutine que le soft.
Par Sylvie Kauffmann
En ligne le 10 janvier sur Le Monde.fr