Dans le dossier de Notre-Dame-des-Landes, se posera la question de l’évacuation de la ZAD. Pour l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation, Guillaume Origoni analyse les problèmes soulevés en termes d’ordre public ainsi que les corpus fondateurs référents des zadistes.
Il y a quelques mois, nous étions contactés par une chaîne de télévision nationale au sujet des ZAD et de leurs occupants, les zadistes. Nous tentions alors de transmettre des concepts d’histoire, des idées politiques utiles à une meilleure approche du cadre référentiel des militants qui peuplent les Zones d’aménagement différé, qu’ils ont renommées Zones à défendre. Cet affrontement sémantique et sémiologique nous semblait convenir pour introduire les notions d’anarchisme libertaire, d’autonomie, de communisme des conseils et de radicalité politique. Nous fûmes interrompus rapidement par l’étonnement que voulait nous faire partager la journaliste : « Nous y sommes allés et rendez-vous compte, certains d’entre eux boivent de l’essence ! ». Cette phrase est révélatrice du traitement que les médias font des ZAD, ainsi que de la représentation populaire sur laquelle elle prend racine : ce serait là un rassemblement de marginaux dont les modes de vie confineraient au tribalisme. Ces représentations relèvent du folklore et font obstacle à l’approche dépassionnée nécessaire à un traitement plus rigoureux.
I – L’ordre public face au désordre politique
Les Zones d’aménagement différé (ZAD) ont été créées par le législateur afin que les collectivités locales puissent faire demande d’un droit de préemption à l’État, de tout ou partie d’un territoire, urbain ou rural, pour que les terrains objets d’un projet économique ou industriel ne soient pas sujets à des hausses intempestives de prix.
À la différence de ce que furent les « Zones d’autonomie temporaire » (en France comme partout ailleurs on utilise l’acronyme anglais TAZ, expression qui renvoie également au lexique festif des psychotropes) théorisées au cours des années 1990 par Hakim Bey, dont le vrai nom est Peter Lamborn Wilson, dans un ouvrage[3] du même nom, les ZAD s’inscrivent dans une logique de lutte enracinée dans la durée.
II – Un « appel » de type insurrectionnel
Une ZAD comme Notre-Dame-des-Landes est une agrégation d’individus qui partagent a minima un objectif : empêcher ou ralentir le projet dont est l’objet le territoire défendu. Cela implique que l’on trouve à Notre-Dame-des-Landes (cela reste vrai pour la très grande majorité des sites) les habitants, les agriculteurs, les riverains qui vivent et travaillent sur place et les militants qui s’installent en font également une base de vie et l’épicentre de la lutte. Des divergences entre ces deux groupes – chacun d’entre eux n’étant pas spécifiquement homogène – peuvent donc apparaître tant sur les méthodes de lutte que sur les formes d’occupation ; mais cela affecte peu la cohérence organisationnelle dès lors qu’il s’agit de défendre le territoire forteresse.
III – Comprendre avant de combattre ?
C’est dans ce contexte que nous pouvons proposer l’hypothèse suivante : si pour l’autorité étatique la récupération de la ZAD réside avant tout dans la restauration de l’exercice de son pouvoir légitime, pour les zadistes il s’agit de préserver la ZAD pour empêcher que s’y développe un « éléphant blanc » – production stéréotypée par l’empire capitaliste et libéral qui confine à l’absurde – mais aussi et surtout afin que s’y pérennisent ces pratiques politiques, économiques, sociales et culturelles qui proposent une légitimité alternative à celle de l’État. On comprend mieux pourquoi les services de maintien de l’ordre ne sont pas seulement perçus comme des valets au service des multinationales soutenus par l’État capitaliste et libéral, mais comme un ennemi visant à détruire un système complet, un mode de vie, une communauté de chair et d’expériences partagées. L’intrusion de la police ou de la gendarmerie est ressentie comme une occupation du territoire conquis physiquement et politiquement. Sans ce territoire, la dynamique de reconstruction des praxis est rompue. C’est pourquoi les combats sur les ZAD sont particulièrement durs et les sujets fortement motivés. S’ajoute à cela l’esprit de corps qui s’élabore sur un temps plus long que celui que l’on observe dans une manifestation. Les zadistes vivent ensemble ou tout du moins partagent une part importante de leurs vies. La ZAD est le territoire qui concentre à la fois le lieu et le mode de vie[5]. En cela, elle est à la fois l’héritière des expériences de socialisme matérialiste et du développement des revendications post-matérialistes apparues en Occident depuis quarante ans. C’est cette singularité du double héritage qui donne toute son importance aux ZAD pour leurs occupants, et qui fait qu’elles ne sont pas équivalentes aux occupations revendicatives de lieux, selon une démarche transactionnelle où la solution est encore attendue des pouvoirs publics.
Nous supposons qu’en ce moment même les policiers français ont, par exemple, de fortes interrogations sur la proximité entre les militants anarchistes français et italiens suite aux incendies volontaires qui se multiplient dans la région grenobloise alors qu’un procès important est en cours à l’encontre un groupe d’anarchistes italiens suite à l’opération Scripta Manent conduite par les services de sécurité transalpins.
Puisqu’il est admis que le préalable à la connaissance soit l’acceptation de notre propre ignorance, alors il est nécessaire de poser le constat suivant : nous connaissons mal ces mouvements et avons du mal à embrasser cette mouvance. Cela est pourtant indispensable car, comme nous l’avons vu, les ZAD sont habitées par les militants de matrice anarcho-libertaire dont nous ne pouvons donner qu’un socio-type sommaire[6] : nous avons à faire à de jeunes femmes et hommes urbains, salariés (lorsqu’ils le sont) du tertiaire, éduqués avec une culture politique importante et structurée. Les références historiques sont ancrées dans l’histoire des expériences liées au conseillisme allemand, à l’anarchisme espagnol avec une défiance, voire une hostilité, pour les structures centralisatrices, fussent-elles issues d’une frange de l’autonomie italienne (l’opéraïsme d’Antonio Negri notamment) ou, plus près de nous, des altermondialistes popularisés par l’association Attac.
La gauche radicale dans son ensemble peine à trouver de nouveaux repères tant les dialectiques sur lesquelles elle s’était construite au cours du XXe siècle se sont modifiées. Les modes et les moyens de productions ont muté et il ne persiste guère de grandes usines dans lesquelles les champs de forces politiques se rencontraient, s’affrontaient et permettaient l’émergence d’expérimentations des luttes ouvrières comme alternatives à celles proposées par le Parti communiste et les syndicats. C’est dans ces interstices que se développaient naguère des propositions similaires à celles portées par les ZAD, c’est-à-dire des espaces qui échappent aux luttes institutionnalisées et où il est moins question de négociations, d’avancées sociales que d’une interrogation sur la condition et le conditionnement de l’existence par le système capitaliste. Durant les années 1970 en Italie, les Comités unitaires de base (CUB) s’étaient constitués pour que les étudiants et les ouvriers puissent établir une convergence des luttes. Il exista des CUB dans les usines Pirelli, Innocenti ou Marelli de Milan et ces réflexions communes avaient abouti à une modification des perceptions et des représentations de la lutte ouvrière. Dès lors, il ne s’agissait plus de demander un meilleur équipement pour ceux qui manipulaient des produits dangereux sur le site de production, mais de savoir quelles sont les forces qui les mettaient en situation d’avoir à le faire.