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Qui dira la terrible solitude du dieu chargé, du haut de son Olympe, de présider à nos destinées mortelles ? En fait, il s’en charge parfaitement lui-même. Particulièrement lorsqu’il peut s’épancher devant des journalistes politiques ravis d’enfin profiter de quelques confidences. Sur l’ascèse qu’implique le pouvoir, sur cette « brutalité dans l’histoire » dont il serait le fruit. Mais puisqu’Emmanuel Macron n’aime rien tant qu’adresser quelques leçons à son auditoire, il s’y est une fois de plus employé lors de cette rencontre avec la presse présidentielle. Interrogé sur les affaires Darmanin et Hulot, il s’est inquiété que « le but des contre-pouvoirs » finisse pas « être de détruire ceux qui exercent le pouvoir », faisant naître une « République du soupçon ».
C’est une des antiennes favorites du président-philosophe : déplorer ces esprits chagrins qui nous empêchent de communier dans l’optimisme, ce nouvel anxiolytique. En l’occurrence, le déferlement qui nourrit les affaires Darmanin et Hulot, avec leur lot de rumeurs non étayées et de violations de la présomption d’innocence, fut pour le moins préparé par la sacralisation de la « parole des victimes » que la secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes était plus prompte à saluer quand elle jetait l’opprobre sur d’autres que des membres du gouvernement. Peut-on déplorer ce qu’on a soi-même appelé de ses voeux ? Mais, plus largement, il faudrait s’interroger sur la propension du chef de l’État à fustiger le « soupçon », les « sceptiques », passant de la réflexion sur le rôle des contre-pouvoirs à l’expression d’un agacement contre quiconque entend persévérer dans l’exercice du doute rationnel face au culte exigé par la divinité olympienne. Gardons-nous de la « République du soupçon », nous dit le président ? Gardons-nous surtout d’accepter qu’il ne demeure qu’un soupçon de République.
Un soupçon d’exemplarité, quand, derrière les grandes proclamations de transparence inquisitoriale, on renonce à encadrer dans la loi de moralisation de la vie politique les activités de conseil des élus, qui sont pourtant l’occasion de tous les conflits d’intérêts et de ces mélanges des genres parfaitement légaux qui minent la vie publique. Les habitudes de promenade entre le public et le privé qui jalonnent la carrière des inspecteurs des finances et dessinent leur vision du monde, faite de poncifs censément modernistes, de croyance en l’efficience des marchés et de mépris pour le politique comme émanation de la volonté du peuple, ont laissé en lambeaux ce qu’on appelait autrefois le sens de l’État.
Un soupçon de civisme, quand les effets conjugués d’un individualisme consumériste et d’un discours sociologique pétri de fausse compassion nourrissent une augmentation tragique des violences gratuites. Qui peut croire qu’une société qui répète à longueur de temps à des individus traités comme des machines à consommer qu’ils « y ont droit » et qu’ils « le valent bien », puisse produire autre chose que des êtres soumis à leurs pulsions et privés de la moindre empathie ? Mais peut-on appeler à la responsabilité des gens que l’on a cessé depuis longtemps de traiter en citoyens au motif que le système économique a besoin qu’ils soient avant tout des consommateurs ? Et peut-on souhaiter un État fort, retrouvant à travers le service national l’engagement de ses citoyens, quand on prive ce même État de ses moyens d’agir et de sa raison d’être même, en le soumettant aux impératifs d’un libre-échange qui lui interdit de protéger ses emplois, ses usines, ses savoir-faire ?
Un soupçon de laïcité, quand ce même individualisme n’est compris qu’à l’aune des critères anglo-saxons de la tyrannie des minorités. La laïcité se trouve réduite à son expression la plus pauvre, celle qui consiste à faire cohabiter dans un espace neutre, régulé par le droit et le marché, des gens de culture et de valeurs différentes.
Un soupçon de services publics, quand, au prétexte d’un rapport écrit par un énarque depuis longtemps habitué des allers-retours dans le privé, on poursuit l’oeuvre entamée en 2002 par Jacques Chirac et Lionel Jospin au sommet européen de Barcelone et l’on projette de privatiser définitivement la SNCF. Le résultat : la SNCF pourra se « recentrer sur son domaine de pertinence », selon les mots de M. Spinetta, les TGV et les grandes agglomérations, et abandonner définitivement les citoyens de secondes zones du monde rural.
Un soupçon de démocratie, enfin, puisque l’imposition de ce système dérégulé n’a jamais recueilli, bien au contraire, l’assentiment des peuples. Mais il est vrai que gouverner est difficile avec une majorité pléthorique qui ne représente qu’un soupçon de l’électorat inscrit. Aussi, le danger n’est pas à chercher dans une République du soupçon mais dans ce qui nourrit les soupçons envers la République, c’est-à-dire son détricotage et l’organisation de son impuissance.