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Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po (Paris).

Le Premier ministre israélien, incapable de concevoir une Syrie sans Assad, a laissé s’y enraciner l’Iran, s’en remettant à la Russie pour contenir une telle menace.

Nétanyahou, un homme de vision, à Jérusalem en novembre 2017

Le Premier ministre israélien est au pouvoir depuis 2009, après avoir déjà dirigé le gouvernement de 1996 à 1999. C’est dire qu’il porte l’entière responsabilité de la politique suivie par l’Etat hébreu face au soulèvement démocratique qui a secoué le monde arabe depuis 2011. Or Nétanyahou a systématiquement joué la carte des dictatures arabes contre leurs peuples, misant entre autres sur un maintien d’Assad au pouvoir en Syrie. Ce choix stratégique, certes opéré par défaut, a abouti à une vulnérabilité inédite d’Israël à sa frontière nord.

L’OBSESSION DU PROGRAMME CHIMIQUE

Israël n’avait qu’à se féliciter du calme qui régnait depuis 1974 sur le territoire syrien du Golan, occupé sept ans plus tôt. Le régime Assad, sous le père Hafez, puis sous le fils Bachar, à partir de 2000, veillait rigoureusement au cessez-le-feu conclu sous l’égide des Etats-Unis et supervisé par une force dédiée de l’ONU. Les provocations ponctuelles de Bachar al-Assad, en mai-juin 2011, lancées afin de détourner l’attention de la contestation croissante dans son pays, avaient été brutalement réprimées par Israël, ramenant le retour au statu quo. Cette appréciable stabilité conduisit Nétanyahou et son gouvernement à privilégier en Syrie la carte Assad plutôt que le saut dans l’inconnu révolutionnaire.

Ce tropisme pro-Assad s’est paradoxalement accentué avec l’intervention croissante du Hezbollah libanais aux côtés de la dictature syrienne. Nétanyahou a en effet cru que la milice pro-iranienne, en s’absorbant dans le conflit syrien, se détournerait ainsi d’Israël et en sortirait sensiblement affaiblie. L’armée israélienne continuait de toutes façons de frapper les transferts d’armements de la Syrie vers le Liban qui auraient pu y renforcer de manière significative le potentiel du Hezbollah. Au même moment, Nétanyahou plaidait avec succès auprès d’Obama contre toute livraison de missiles sol-air à l’insurrection syrienne, arguant qu’ils pourraient un jour être utilisés contre l’aviation israélienne. « Bibi » a ainsi contribué indirectement à ce que le régime Assad conserve le monopole absolu des airs en Syrie, avec les résultats catastrophiques que l’on sait pour la population syrienne.

Nétanyahou était en revanche très préoccupé par le programme chimique du régime Assad. Lors du bombardement au gaz sarin par le régime de banlieues de Damas, en août 2013, il a mis en avant la nécessité de démanteler cet arsenal chimique plutôt que de frapper Assad en représailles. C’est la position qui a finalement été retenue par Barack Obama, dans le cadre d’un accord de désarmement chimique de la Syrie, co-parrainé avec Vladimir Poutine. La violation manifeste de cet accord en avril 2017, lors de bombardements aériens au sarin de Khan Cheikhoun, amena Nétanyahou à brandir la menace de représailles israéliennes. C’est pour éviter une telle escalade que Donald Trump décida un raid limité contre la base de départ des appareils ayant largué des armes chimiques.

LE MIRAGE RUSSE

Nétanyahou a réagi plutôt favorablement à l’intervention directe la Russie en Syrie, à partir de septembre 2015. Il se leurrait pourtant sur la capacité du Kremlin à brider effectivement le régime Assad, et a fortiori les velléités d’expansion de l’Iran. « Bibi » surestimait à l’évidence la qualité de la relation personnelle qu’il avait nouée avec Poutine au fil de nombreux entretiens bilatéraux. La même illusion prévalait chez Avigdor Liberman, ministre de la Défense depuis mai 2016, dont les origines moldaves nourrissaient une authentique empathie envers le Kremlin, sur fond d’affirmation de l’électorat russophone en Israël. Des arrangements complexes entre militaires israéliens et russes permettaient aux uns et aux autres de mener leurs frappes aériennes en Syrie sans tension entre les deux armées.

Il était néanmoins évident que le Hezbollah, en première ligne des batailles de Palmyre et d’Alep, entre autres, renforçait significativement ses capacités militaires, tandis que l’Iran oeuvrait avec constance à l’établissement d’une continuité territoriale inédite entre son territoire et la Méditerranée. Quant au régime Assad, il laissait volontiers les jihadistes de Daech s’implanter dans le bassin du Yarmouk, au triangle stratégique entre la Syrie, la Jordanie et Israël. Seuls les révolutionnaires syriens étaient déterminés, là comme ailleurs, à affronter Daech, mais leur abandon par l’administration Trump, au nom de l’accommodement de fait avec le régime Assad, les laissait littéralement désarmés.

Lorsque Nétanyahou s’est réveillé bien tardivement de son mirage russe, à l’été 2017, l’Iran et ses milices affidées avaient établi de solides faits accomplis sur le théâtre syrien. « Bibi » eut beau en appeler à Poutine pour que de nouvelles « lignes rouges » soient respectées en matière d’implantation iranienne en Syrie, en plus des restrictions déjà imposées au Hezbollah, le Kremlin répondit sèchement que ces exigences israéliennes étaient excessives. La suite est connue: l’incursion d’un drone iranien en Israël a entraîné, le 10 février, un raid israélien contre la base T4, proche de Palmyre, d’où était parti l’appareil, mais la riposte intense de la défense aérienne d’Assad a causé la chute d’un F16 en Israël même.

Poutine, appelé dans l’urgence par Nétanyahou, s’est contenté de mettre en garde contre une confrontation « dangereuse pour le monde entier ».  Moscou menaçait en outre de réagir en cas d’atteinte à ses forces en Syrie, ce qui contraignit Israël à limiter une deuxième série de frappes, en représailles cette fois à la chute du F16. « Bibi », il est vrai cerné par les affaires judiciaires, en fut quitte pour multiplier les rodomontades. Sa responsabilité n’en était pas moins évidente dans cet affaiblissement sensible de l’environnement de sécurité d’Israël, puisqu’il faut remonter à 1982 pour trouver un précédent à un avion israélien abattu par la défense syrienne.

Même du point de vue d’Israël, le maintien d’Assad au pouvoir, faussement perçu comme un gage de stabilité, aggrave bel et bien les risques de conflit et d’escalade.

 

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