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 Par Marine Turchi et Antton Rouget

La première plainte pour « viol » visant le ministre des comptes publics a été classée sans suite. Mediapart a pu consulter le contenu de l’enquête préliminaire. Auditions, SMS, courrier : plusieurs éléments accréditent l’hypothèse selon laquelle Gérald Darmanin aurait obtenu une relation sexuelle en échange d’une intervention judiciaire.

« L’affaire a été classée. » Gérald Darmanin n’a que cette phrase à la bouche, quand il évoque la première plainte déposée contre lui. Et en effet, pour l’instant, la justice n’a pas retenu l’accusation de viol portée par Sophie Patterson-Spatz, une ex-adhérente UMP qui fut call-girl jusqu’en 2001, bien avant les faits présumés de 2009. Le 16 février, le parquet de Paris a classé sans suite l’enquête préliminaire en estimant qu’elle n’avait ni permis d’établir « l’absence de consentement de la plaignante », ni caractérisé « l’existence d’une contrainte, d’une menace, d’une surprise ou d’une quelconque violence à son endroit ». Sophie Spatz a déposé une nouvelle plainte le 5 mars pour relancer les investigations.

Quoi qu’il en soit, au vu du dossier judiciaire auquel Mediapart a eu accès, l’attitude de l’actuel ministre du budget accrédite l’hypothèse d’une relation sexuelle obtenue en échange d’une intervention judiciaire.

Des SMS, un courrier et des témoignages suggèrent que l’élu a pu user de son pouvoir – réel ou supposé – pour obtenir en mars 2009 des faveurs sexuelles de cette femme venue lui demander de l’aide pour une condamnation judiciaire, à l’encontre de laquelle elle avait formé un pourvoi en cassation. Ces éléments laissent ainsi apparaître des similitudes avec la deuxième affaire visant le ministre des comptes publics. Dans une seconde plainte pour « abus de faiblesse », déposée mi-février, une habitante de Tourcoing affirme en effet s’être « sent[ie] obligée » d’avoir des rapports sexuels avec Gérald Darmanin en 2016 pour qu’il intervienne en faveur de sa demande de logement.

Dans la première affaire, déclenchée par la plainte de Sophie Spatz, les enquêteurs ont extrait de son téléphone une série de SMS, s’étalant d’octobre 2009 à juillet 2012. Un échange interroge particulièrement, celui du 17 décembre 2009, soit neuf mois après la relation sexuelle entre Gérald Darmanin et Sophie Spatz. Cette nuit-là, elle lui écrit, à 3 h 38 : « Abuser de sa position ! Pour ma par cet être un salle con !!!! Surtout quand on et dans la peine , la politique te correspond bien !!! [sic]» ; « Quand ont sait l, effort qu, il ma fallu pour baiser avec toi !!!! Pour t, occuper de mon dossier [sic] ». « Tu as raison je suis sans doute un sale con. Comment me faire pardonner ? », lui répond-il à 5 h 21, ajoutant plus tard : « Merci de me redonner une chance.. Es tu dispo des ce soir ? [sic] »Face aux enquêteurs qui l’ont questionné le 12 février sur la signification de sa réponse, l’ancien maire de Tourcoing a éludé : « Elle m’avait expliqué avoir trompé son mari avec moi. Je ne me souviens pas précisément de ces échanges. » Les policiers n’ont pas jugé nécessaire de relancer le ministre sur ce point pourtant clé du dossier.

L’examen des échanges montre par ailleurs que l’élu lie clairement, à plusieurs reprises, ses invitations à boire un verre à la lettre d’intervention qu’il promet d’envoyer à la ministre de la justice. Exemple ce même 17 décembre 2009, lorsqu’il transmet à Sophie Spatz le contenu de la lettre adressée à Michèle Alliot-Marie, sans lui envoyer un scan du document original : « C’envoye. Bien reçu », lui écrit-il dans un SMS, à 16 h 51. Une heure plus tard, à 17 h 52, il enchaîne en proposant un verre : « C’ok pour ce soir ? Un verre vers 22h ? » Sans réponse, il insiste heure par heure. 18 h 50 : « Peux-tu me dire pour ce soir afin que je m organise ? 22h c’est trop tard ? » 20 h 50 : « Manifestement tu ne veux pas me voir… Mais sait-on jamais, tu peux quand tu veux, je bosse… » 22 h 02 : « Vers minuit ? » 23 h 05 : « Penses tu etre disponible avant 1h ? » Entretemps, Sophie Spatz a pourtant répondu qu’elle était « accompagnée » et qu’elle ne pouvait « [le] contacter pour le moment ».

Autre exemple le 26 décembre. Au lendemain de Noël, l’élu la relance « pour prendre un verre ». Sans réponse, il insiste : « Es tu ok pour ce soir ? » Elle décline (« Désolé [sic] je suis avec mon amoureux »). Il lui souhaite une « bonne soirée », tout en évoquant à nouveau le courrier à la garde des Sceaux (« Satisfaite de ma lettre? »), puis, quatre heures plus tard, à 23 heures, il tente encore de décrocher un rendez-vous : « Désormais disponible ? » Elle ne répondra pas. « Tu nas pas lair de vouloir me consacrer un peu de temps… Tant pis », déplore-t-il le lendemain dans un SMS.

Fin septembre 2010, la jeune femme, soupçonneuse, lui demande à deux reprises de lui apporter la version originale de la lettre envoyée à la ministre de la justice : « N , oublie pas ma lettre à Alliot Marie merci » « Ma lettre ? » Gérald Darmanin lui propose à deux reprises un rendez-vous pour la lui remettre. Au total, selon l’audition de l’élu, ils se seraient revus « trois ou quatre fois ».

Pour Sophie Spatz, à l’époque âgée de 37 ans, l’élu l’aurait fait « mariner » avec cette lettre, qu’elle a attendue « pendant des semaines »« J’avais dû passer à la casserole pour me faire innocenter et il ne me donnait pas la lettre », a-t-elle relaté le 25 janvier lors de son audition, dont Mediapart a consulté le procès-verbal. Confirmant son témoignage au Monde, l’ancienne adhérente UMP a expliqué aux policiers n’avoir pas eu d’autre « choix » que d’avoir des rapports sexuels avec l’élu pour obtenir ce courrier et faire en sorte que son dossier judiciaire « soit correctement étudié » « Il fallait que je couche pour avoir la lettre et me faire innocenter. » Elle dit s’être sentie « piégée », « au pied du mur », « acculée » : « Je ne pouvais pas dire non. » « Je ne voulais pas coucher avec Darmanin. Je l’ai fait parce que je voulais ma lettre et je n’ai pas eu le choix. Prouver mon innocence était plus forte [sic] que donner mon corps. […] C’était pour moi une certitude que j’allais être innocentée après qu’il soit intervenu pour moi. »

Les « Je ne me souviens pas » de Gérald Darmanin

Car selon elle, non seulement Gérald Darmanin lui aurait promis, à plusieurs reprises, de « [l’] aider »« de se démener pour [elle] »« d’écrire » à la ministre de la justice « en tant qu’élu ». Mais il devait aussi, a-t-elle assuré aux policiers, « [lui] présenter Sarkozy [alors président de la République – ndlr] et un autre homme politique », « Il m’avait parlé d’une rencontre ». Et cette aide aurait eu une contrepartie, selon son récit : « Dans le même temps, il m’a pris la main et il m’a dit : “Moi aussi, il va falloir m’aider”. » « Il évoquait du sexe. C’était clair », « sans ambiguïté », a-t-elle déclaré. Pourquoi ne pas être partie lorsqu’ils sont arrivés aux Chandelles, le club libertin, avant d’avoir une relation sexuelle dans une chambre d’hôtel, lui ont demandé les policiers ? « Je me suis dit que je ne vais pas avoir ma lettre et que ce sera terminé pour moi », a-t-elle répondu.

En l’élu, elle voyait « un sauveur », a-t-elle expliqué en soulignant qu’elle l’avait pensé « sincère et honnête »« totalement crédible », qu’elle s’était « sentie écoutée » et « avai[t] confiance en lui »« Cela n’aurait jamais dû se produire s’il avait été honnête et remarquable comme je l’avais pensé », estime-t-elle.

Également auditionné par les policiers, son mari, Pierre Spatz, a confirmé que sa femme lui avait livré un récit similaire dès son retour à leur appartement, vers six heures du matin : « Elle est venue me réveiller directement. Elle s’est assis [sic] par terre contre le mur et m’a expliqué qu’elle avait été obligée de coucher avec Gérald Darmanin car sinon il ne lui rouvrirait pas son dossier et ne lui présenterait pas Sarkozy […]. Sophie était prostrée et me répétait tout le temps la même chose. » Selon lui, Gérald Darmanin lui aurait dit « qu’il ferait le nécessaire » : « Sophie a cru en lui. Elle voulait être innocentée. »

Gérald Darmanin le 30 janvier 2018 à l'Assemblée nationale. © ReutersGérald Darmanin le 30 janvier 2018 à l’Assemblée nationale. © Reuters

De son côté, le ministre a livré une tout autre version, réfutant toute « contrepartie à la relation sexuelle », affirmant qu’il n’avait « pas le pouvoir » de demander une intervention au niveau judiciaire et qu’il ne le lui avait « pas caché ». Mais dans ce cas-là, pourquoi écrire une telle lettre ? « Des courriers de ce type, j’en rédige de nombreux, comme tous les élus », a-t-il tenté de relativiser.Le récit qu’il a fait aux policiers est celui d’un chargé de mission au service juridique de l’UMP de 26 ans, en poste « depuis quelques semaines », « pas spécialiste du droit pénal » et sollicité par une femme « plus âgée », « jolie », « attirante », « organisée », « tenace », « déterminée », « avec une forte personnalité » et un « comportement dominant ». Il a assuré que c’était Sophie Spatz qui lui aurait fait « des avances » après leur premier rendez-vous à l’UMP, au cours de leur dîner au restaurant puis aux Chandelles.

Mais lors de son audition, le ministre a souffert de plusieurs trous de mémoire. Sophie Spatz lui a-t-elle demandé d’intercéder en sa faveur ? « Je ne m’en souviens pas. » Combien de temps après leur entretien l’a-t-il recontactée ? « Je ne m’en souviens pas. » Selon Sophie Spatz, c’est Gérald Darmanin qui l’appelle après leur rendez-vous à l’UMP. « Je ne me souviens pas si c’est elle qui m’a contacté ou moi », répond le ministre. Elle soutient encore que c’est lui qui l’« invite à dîner ». Réponse de l’élu : « Il me semble que c’est elle qui m’avait proposé de dîner ensemble, je ne me souviens pas de la date exacte. »

Sophie Spatz a aussi déclaré aux policiers lui avoir « immédiatement » parlé de son ancienne activité d’escort-girl en lui disant « que c’était l’unique raison pour laquelle [elle] avai[t] été condamnée », mais qu’elle avait « arrêté depuis très longtemps ». Le ministre reste flou : « Elle ne m’en a pas parlé lors de notre premier entretien. Je ne me souviens pas quand elle a évoqué ce sujet avec moi. » Et ensuite, qui a suggéré d’aller au club libertin ? « Je ne me souviens pas si c’est elle ou moi qui a pris l’initiative de se rendre dans cet endroit. » A-t-il recontacté Sophie Spatz après cette soirée ? « Je n’en ai aucun souvenir. »

Sur d’autres points, c’est parole contre parole. Alors que Gérald Darmanin se décrit dans un rôle passif, véhiculé dans la « Mercedes » de Sophie Spatz, elle affirme être venue en taxi et explique, relevés bancaires à l’appui, qu’elle n’a réglé l’addition ni aux Chandelles ni à l’hôtel, simplement au restaurant, où elle dit avoir « insisté pour payer, de manière à ne rien devoir à Darmanin ». Lui assure qu’elle a souhaité ensuite le « revoir plusieurs fois » et l’a « invité à la voir dans sa maison de Saint-Barth », ce qu’atteste un SMS daté du 8 juillet 2012. Elle fournit de son côté une série de textos montrant un élu insistant pour qu’elle lui accorde un nouveau verre ou dîner.

Contactés par Mediapart via ses avocats, le ministre, qui bénéficie de la présomption d’innocence, n’a pas donné suite. Il a plusieurs fois assuré n’avoir « jamais abusé d’aucune femme » ni « de [son] pouvoir ». Il a également attaqué la plaignante pour « dénonciation calomnieuse ».

De son côté, l’avocate de Sophie Spatz, Élodie Tuaillon-Hibon, s’étonne du classement « très soudain » de cette affaire. Elle estime que l’enquête préliminaire a été « avortée », à la suite d’une audition libre « stupéfiante » du ministre, durant laquelle toutes les questions ne lui auraient pas été posées. « Nous avons apporté de sérieux indices, de vrais débuts de preuve, déclare-t-elle à Mediapart. Ce sentiment de fin prématurée, nous l’avons d’autant plus après avoir pris connaissance du dossier d’enquête. Ma cliente veut la justice, et la vérité. D’où notre constitution. »

La quadragénaire s’est en effet constituée partie civile auprès du doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Paris. Sa plainte, « pour des faits d’abus de confiance, d’extorsion de consentement sexuel, d’escroquerie au consentement sexuel, de viol, de harcèlement sexuel, avec la circonstance aggravante que les faits commis l’ont été par une personne abusant de l’autorité de ses fonctions », a été enregistrée au greffe le 5 mars. Dans un communiqué, le 7 mars, Sophie Spatz espère « que la désignation d’un magistrat indépendant » permettra « de véritables investigations » et une confrontation « au plus vite » face au ministre.

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