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Par Marc Endeweld

SOUPÇONS DE DÉTOURNEMENT En 2008, Alexandre Djouhri revend sa villa de Mougins à la Libya Africa Investment Portfolio, dirigée alors par Béchir Saleh, pour un prix largement surévalué.Son ami Dominique de Villepin a touché 489 143 € lors de l’opération.

LA BOÎTE NOIRE

Entendu durant deux jours en garde à vue, dans le cadre de l’enquête sur le présumé financement libyen de sa campagne de 2007, l’ex-président de la République voit l’étau judiciaire se resserrer. “Marianne” décrypte les rôles des protagonistes d’une affaire d’Etat hors normes.

Un ancien chef de l’Etat en garde à vue ! Même si ce n’était pas une première pour Nicolas Sarkozy, on peine à s’habituer à une telle nouvelle… En vingt-quatre heures, mardi, des milliers d’articles ont été publiés sur ce sujet dans le monde entier. En France, même au coeur du pouvoir judiciaire et policier, les initiés constataient, stupéfaits, l’accélération du dossier : « C’est un séisme ! » confie l’un d’eux à Marianne.

Bien sûr, à Nanterre, dans les locaux de l’Office anticorruption de la police judiciaire (OCLCIFF), l’ancien président de la République, présumé innocent, ne disposait alors que d’une vue très partielle de l’événement. Mais ses avocats et communicants ont déjà l’intention d’utiliser à plein l’impact médiatique planétaire de cet événement pour défendre leur client. « Acharnement », « manipulation », « justice aux ordres », on connaît les arguments que les partisans de Nicolas Sarkozy ont déjà commencé à dégainer… « Dans cette guerre de communication, les juges d’instruction Serge Tournaire et Aude Buresi ont intérêt à avoir récupéré des éléments suffisamment sérieux », s’inquiète un magistrat.

Car, dans cette affaire d’Etat, tout est hors normes. Dès mars 2011, lors de l’intervention militaire française en Libye contre le régime de Mouammar Kadhafi, le fils du dictateur, Saïf al-Islam Kadhafi, mettait directement en cause le chef de l’Etat français : « Il faut que Sarkozy rende l’argent qu’il a accepté de la Libye pour financer sa campagne électorale », lance-t-il alors sur la chaîne d’information Euronews. A l’époque, en pleine guerre, sa déclaration n’est pas prise au sérieux.

Un an plus tard, le 28 avril 2012, le site d’investigation Mediapart révèle un document explosif qui évoque un versement libyen de 50 millions d’euros pour soutenir la campagne présidentielle du candidat Sarkozy en 2007. Cette note officielle, signée de la main de Moussa Koussa, alors chef des services secrets extérieurs libyens, était destinée à Béchir Saleh, l’ancien directeur de cabinet de Kadhafi. Après de longues investigations, l’authenticité de ce document n’a finalement pas été contestée par

la justice française, malgré une plainte de Sarkozy en ce sens.

Dans l’entourage de Kadhafi, l’ancien ministre du Pétrole, Choukri Ghanem, a également laissé des traces de ces financements dans un journal de bord secret qu’il tenait à jour régulièrement avant son décès dans des circonstances suspectes à Vienne (Autriche), le 29 avril 2012, soit… le lendemain des premières révélations de Mediapart. Finalement, les fameux carnets de Choukri Ghanem seront récupérés par la justice norvégienne avant d’être transmis à la justice française. Dans l’un d’eux, à la date du 29 avril 2007, Ghanem détaille les financements pour Sarkozy de cette manière, comme l’a dévoilé Mediapart : « J’ai déjeuné, chez Béchir Saleh, Al-Baghdadi [le Premier ministre] était présent. Béchir a dit avoir payé 1,5 million d’euros à Sarkozy : quant à Saïf [al-Islam Kadhafi, le fils], il lui a envoyé 3 millions d’euros. Il semblerait que les émissaires aient empoché une partie des sommes avant de les remettre à destination. Abadallah Senoussi [le chef des services secrets intérieurs] lui a également envoyé 2 millions d’euros ».

Enfin, dernier élément troublant : les policiers de l’OCLCIFF ont constaté une circulation importante d’argent en espèces « en marge de la campagne » de Nicolas Sarkozy en 2007. Auditionnées par les enquêteurs, plusieurs « petites mains » de l’UMP ont ainsi reconnu avoir touché des enveloppes en liquide, notamment à la suite du témoignage de Jérôme Lavrilleux, ancien directeur de cabinet de Jean-François Copé et ancien directeur de campagne de Nicolas Sarkozy en 2012, mis en cause dans le dossier Bygmalion. Décidément, la guerre des droites n’a pas fini de faire des dégâts. Au point de déclencher une vraie guerre, en Libye, pour faire disparaître un généreux donateur ?

il aurait convoyé de Tripoli à Paris de l’argent en liquide qu’il aurait remis en main propre à Claude Guéant à deux reprises, et une troisième fois à Nicolas Sarkozy lui-même ! Un magot qui pèserait au total pour 5 millions d’euros et qui aurait été dissimulé dans des valises en cuir livrées au ministre de l’Intérieur entre novembre 2006 et 2007. Comme l’avait révélé à la même époque Mediapart, Abdallah Senoussi avait déclaré, lors d’une audition par la Cour pénale internationale, en septembre 2012, longtemps restée secrète : « Pour ce qui est du soutien apporté à des personnalités occidentales pour leur permettre d’accéder au pouvoir, la somme de 5 millions d’euros a été versée pour la campagne du président français Nicolas Sarkozy en 2006-2007. J’ai personnellement supervisé le transfert de cette somme via un intermédiaire français, en la personne du directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur. Sarkozy était alors ministre de l’Intérieur. Il y avait aussi un second intermédiaire, le nommé Takieddine, un Français d’origine libanaise installé en France. »

BRICE HORTEFEUX,

LE LIEUTENANT SUSPECT

Sur le dossier libyen, l’ancien ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux, ami fidèle de Nicolas Sarkozy depuis trente ans, a également été entendu par les policiers mardi dernier, sous statut de « suspect libre », qui permet aux enquêteurs d’entendre Hortefeux, actuellement député européen, sans avoir à solliciter une demande de levée d’immunité auprès du Parlement européen. L’homme les intéresse au plus haut point. En effet, en 2005, Brice Hortefeux, alors secrétaire d’Etat aux collectivités locales, s’est rendu en Libye dans le cadre d’un voyage officiel. A cette occasion, il a rencontré Abdallah Senoussi, le chef des services secrets intérieurs libyens, par l’entremise de l’intermédiaire Ziad Takieddine.

CLAUDE GUÉANT, LE FIDÈLE ET SON GROS COFFRE-FORT

Ancien secrétaire général de l’Elysée et ancien ministre de l’Intérieur sous Sarkozy, Claude Guéant a été mis en examen en mars 2015, dans le cadre de l’enquête, pour « faux et usage de faux » et pour « blanchiment de fraude fiscale en bande organisée ». Les policiers n’ont pas été convaincus par ses explications sur l’origine des 500 000 € versés sur son compte en 2008 en provenance d’un compte à l’étranger. « L’opération semble avoir été financée avec les fonds libyens détournés au travers de l’opération liée à la vente du bien à Mougins », écrivent les enquêteurs dans le mandat d’arrêt européen visant l’intermédiaire Alexandre Djouhri. Lors de sa garde à vue en 2015, Claude Guéant avait affirmé que cette somme provenait de la vente de deux tableaux de peintres flamands. L’enquête a démontré que les oeuvres valaient beaucoup moins. Avec cet argent, le haut fonctionnaire s’est acheté en mars 2008 un appartement situé près de l’arc de Triomphe, trois mois après l’accueil polémique de Mouammar Kadhafi à Paris par le président Sarkozy. Depuis, ses biens immobiliers ont été saisis par la justice. Mais il y a encore plus étonnant. Les policiers ont découvert que Guéant avait loué entre le 21 mars et le 31 juillet 2007, soit un peu avant et un peu après l’élection présidentielle, un coffre-fort de très grande taille à l’agence Opéra de la BNP à Paris. L’ancien ministre de l’Intérieur s’y est rendu à plusieurs reprises pour, assure-t-il, y entreposer des discours de Nicolas Sarkozy… Les enquêteurs n’ont pas été convaincus.

BÉCHIR SALEH,

AGRESSÉ PUIS EXFILTRÉ

Fin février, l’ex-bras droit de Kadhafi et ancien président du fonds d’investissement libyen, Béchir Saleh, a été attaqué dans la rue, à Johannesburg, par plusieurs inconnus en voiture, non loin de son domicile. Si, dans un premier temps, certains de ses proches ont évoqué un crime crapuleux, d’autres ont dénoncé une tentative d’assassinat, alors que Béchir Saleh se serait apprêté à transmettre à la justice française des révélations sur l’affaire. Selon nos informations, Saleh, qui était en soins intensifs, a été exfiltré ces derniers jours à Dubaï par avion médicalisé. Un émirat qui n’est pas connu pour faciliter les extraditions

judiciaires. A 71 ans, l’homme est l’objet de toutes les attentions, car l’ancien conseiller du colonel Kadhafi est un personnage clé du dossier. En effet, ce haut responsable libyen a présidé entre 2006 et 2009 le Libya Africa Investment Portfolio (Laip), un fonds d’investissement de 8 milliards de dollars. En 2012, Béchir Saleh, qui faisait alors l’objet d’un mandat d’arrêt international, avait fui précipitamment de France vers le Niger, puis vers l’Afrique du Sud, avec l’aide de l’ancien patron du contre-espionnage français, Bernard Squarcini, et de l’homme d’affaires Alexandre Djouhri, proche de Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin. Une fuite en catimini… à trois jours du second tour de la présidentielle.

ALEXANDRE DJOUHRI

ET SA VILLA DE MOUGINS

C’est l’autre intermédiaire de l’affaire libyenne. Le 7 janvier dernier, Alexandre Djouhri, « conseiller des présidents de la République Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy », comme l’ont présenté ses avocats, a été arrêté à Londres à sa descente d’avion. Les enquêteurs auraient alors mis la main sur huit clés USB que Djouhri transportait. Comme Marianne l’avait rapporté (numéro du 2 février 2018), cet ami de Nicolas Sarkozy et de Dominique de Villepin aurait dû rencontrer à Londres un autre personnage clé, le banquier Wahib Nacer, qui ne s’est finalement pas rendu dans la capitale britannique… L’arrestation a été effectuée sur demande de la justice française, dans le cadre d’un mandat d’arrêt européen, pour un total de neuf infractions, notamment « corruption active », « complicité et recel de détournement de fonds publics », « blanchiment de corruption en bande organisée », « blanchiment de fraude fiscale en bande organisée » et « faux et usage de faux ». Au coeur des questionnements des enquêteurs : la revente par Djouhri, en 2008, d’une villa à Mougins (Alpes-Maritimes) pour 10 millions d’euros, soit plus du double du prix du marché, à la filiale suisse du fonds souverain libyen Libya Africa Investment Portfolio (LAIP), dirigé alors par Béchir Saleh, directeur de cabinet de Kadhafi et principal argentier du régime. Les conclusions provisoires de la justice suisse, qui a procédé aux perquisitions du domicile d’Alexandre Djouhri, à Genève, en mars 2015, sont implacables : « Ce contrat aurait été passé dans le but de détourner des fonds, le prix versé […] ayant été sciemment surévalué. » Libéré par la justice britannique en échange d’une caution fixée à 1,3 million d’euros, Djouhri a été remis en prison fin février, peu après la tentative d’assassinat de Béchir Saleh en Afrique du Sud, et à la suite de l’établissement d’un nouveau mandat d’arrêt européen. Le juge Serge Tournaire aurait en effet envoyé un complément d’une soixantaine de pages à ses homologues anglais, accompagné d’une lettre personnelle.

DOMINIQUE DE VILLEPIN,

AUDITIONNÉ

En septembre 2016, l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin est convoqué par les juges d’instruction sur le dossier libyen comme témoin, à propos des 489 143 euros qu’il a touché en 2009, et qui proviennent de la vente de la villa de Mougins. Quelques jours plus tard, interrogé dans le cadre d’une émission télévisée sur ses liens avec l’intermédiaire Alexandre Djouhri, il confirme qu’il reste « un ami » : « J’ai des relations amicales avec lui… On peut avoir des relations amicales sans faire d’affaires avec les gens. »

Source: Marianne Magazine