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Chine, Etats-Unis, intelligence artificielle faible, rapport Villani
Luc Ferry
Macron annonce un plan d’1,5 milliard d’ici à 2022 pour l’intelligence artificielle, soit quinze fois moins que la Chine d’ici à 2020 et cinq fois moins que pour les JO de Paris.
Nos politiques commencent à peine, grâce à l’excellent rapport Villani et aux livres de Laurent Alexandre, à s’y intéresser. Avec, hélas, un retard colossal et une timidité déconcertante. Macron annonce un plan d’1,5 milliard d’ici à 2022, soit quinze fois moins que la Chine d’ici à 2020 et cinq fois moins que pour les JO de Paris. Singulier manque de lucidité dans le choix des priorités… Clarifions donc les choses. L’intelligence artificielle faible, pour commencer par elle, résout des problèmes à l’aide d’algorithmes qui traitent en un clin d’oeil d’énormes masses de données (le big data). C’est elle qui fonde toute l’économie dite « collaborative ». On compare souvent les algorithmes à une recette de cuisine qui décrit une série d’opérations permettant d’aboutir à un résultat. L’intelligence artificielle (IA) faible, bien sûr, utilise des fonctions autrement plus complexes. Elle repose sur des couches de neurones artificiels qui s’autoéduquent en permanence, mais la métaphore de la recette en donne quand même une idée. Depuis la victoire de l’ordinateur Deep Blue sur Kasparov en l997, nous savons qu’elle peut nous surpasser dans bien des domaines, y compris dans certains secteurs sophistiqués du droit ou de la médecine. Ce qui est fascinant, ce sont les performances dont elle est capable comme les applications infinies qui sont potentiellement les siennes.
Le deuxième visage de l’intelligence artificielle serait celui d’une « super IA » qui resterait encore faible, mais qui serait contextualisante. La première IA ne sait guère contextualiser les demandes qu’on lui adresse. Elle bat les champions du monde de jeu de go ou de poker, elle sait séquencer le génome d’une cellule cancéreuse, faire fonctionner Uber ou Airbnb, remplacer un commissaire aux comptes ou un radiologue dans bien des tâches ardues, voire un chirurgien, mais sortie de son « couloir », elle est perdue. L’application jeu d’échecs de votre smartphone est bien meilleure que vous, mais elle ne sait rien faire d’autre.
Ses performances sont « verticales », pas « horizontales », de sorte qu’il lui faut parfois des efforts considérables pour trouver la solution d’un problème qu’un gamin résout en trois secondes. Après avoir visionné quatre ou cinq photos, le petit distingue aisément un lion d’un tigre alors qu’il en faut à l’IA des centaines de milliers pour réussir le même exercice sans risque de se tromper. Demandez à Google « tous les animaux sauf les vaches », le benêt ne vous donne que des images de vaches ! Si vous dites à votre fils de 10 ans qui vient d’avoir 2/20 en dictée : « Alors là, bravo, je te félicite ! », il comprend aussitôt que c’est ironique.
Dites la même chose à Siri (application informatique de commande vocale, NDLR) quand il se plante, aucune chance qu’il s’aperçoive que vous vous fichez de lui ! Les chercheurs en IA essaient donc de la rendre aussi horizontale et contextualisante que possible afin qu’elle devienne supérieure à nous, non pas dans tel ou tel secteur, mais dans tous les domaines. Par exemple, il faut que votre smartphone comprenne que la réponse doit être différente selon que vous cherchez un restaurant à midi ou à 1 h du matin. Question de contexte : dans un cas vous voulez aller déjeuner, dans l’autre vous cherchez peut-être une livraison à domicile. La « super IA » n’est pas encore au point, mais en Chine et dans la Silicon Valley, contrairement à nous, on y travaille jour et nuit.
Le troisième visage de l’intelligence artificielle serait (je mets au conditionnel car il s’agit d’une utopie) celui de l’IA « forte », une vraie intelligence dotée comme la nôtre de conscience de soi, de libre arbitre et d’émotions, mais « incarnée » sur une base non biologique (du silicone, pas du carbone). Alors, nous aurions créé une post-humanité dont nous deviendrions selon Elon Musk (et encore, dans le meilleur des cas) les animaux domestiques. Ceux qui y croient, les « posthumanistes » (à ne pas confondre avec les « transhumanistes »), professent un matérialisme radical. En fait, ils pensent que nous sommes déjà des machines, que cerveau et pensée ne font qu’un de sorte que la fabrication d’un être pensant hors biologie ne leur paraît pas impossible. Personnellement, je n’y crois guère, non seulement parce que la complexité des connexions de nos cent milliards de neurones est infinie, mais aussi parce qu’il faut un corps pour éprouver des sentiments. Cela dit, dans la Silicon Valley, on y croit, et qui sait ce que pourront les biotechnologies dans un ou deux siècles ? Ce qui est sûr, c’est que l’IA faible est déjà là et qu’à la sousestimer comme font nos politiques, nous sommes en voie de colonisation par les États-Unis et la Chine.