Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po.
Les frappes occidentales du 14 avril risquent d’avoir aussi peu d’impact sur la crise syrienne que le bombardement décidé par Trump un an plus tôt.

Les frappes coordonnées entre les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne seront sans lendemain en termes militaires. On peut se féliciter qu’une escalade à maints égards redoutable soit ainsi évitée. Mais il est tout aussi légitime de d’interroger sur l’incapacité occidentale à peser durablement sur le cours des événements en Syrie: le régime Assad se gardera juste d’avoir recours dans un avenir proche à l’arme chimique, tout en utilisant à plein, au service de sa propagande, une « agression » somme toute relative.
DES FRAPPES SANS RELAIS SYRIEN
L’opération du 14 avril a officiellement atteint ses cibles, sous réserve de révélations supplémentaires dans les jours à venir. Ces objectifs étaient restreints au programme chimique du régime Assad, avec refus de frappes plus « politiques » à l’encontre de son appareil dirigeant et répressif. Les bombardements occidentaux se sont d’ailleurs déroulés =après= la chute du bastion révolutionnaire de la Ghouta orientale, et non pour éviter, ou au moins retarder, une telle chute. Sur les quelque 1700 civils tués au cours de cette offensive sur la Ghouta, quelques dizaines seulement ont succombé aux gaz. Washington, Paris et Londres ont ainsi rappelé qu’ils n’entendaient pas modifier un rapport de forces terriblement favorable au régime Assad, du fait du soutien inconditionnel que lui apporte la Russie et l’Iran.
Il y a dès lors fort à craindre que la dictature syrienne, loin de renoncer à poursuivre l’assaut contre d’autres poches rebelles, voit dans ces frappes un paradoxal blanc-seing à des offensives excluant la seule arme chimique. En outre, la propagande du régime Assad, puissamment relayée par Moscou et par Téhéran, peut le poser au moindre coût en champion de la « résistance » face à une « agression tripartite », avatar moderne de la coalition de 1956 entre la France, la Grande-Bretagne et Israël, contre l’Egypte de Nasser. Le fait que les frappes occidentales soient intervenues quelques jours après un raid israélien dans le centre de la Syrie sert admirablement cette rhétorique « anti-impérialiste ».
LA CONTRADICTION FRANCO-AMERICAINE
La dimension la plus préoccupante de l’opération du 14 avril réside cependant dans la divergence flagrante entre les buts que se sont publiquement assignés Paris et Washington. Le président Trump, au-delà de la scandaleuse indécence de ses tweets, campe toujours sur une ligne de désengagement du théâtre syrien, voire du Moyen-Orient en général. Quatre mois après avoir reconnu Jérusalem capitale d’Israël, il a le front d’affirmer que le sort de la région doit revenir aux peuples concernés. Il magnifie dans la foulée la portée du raid très limité qu’il avait ordonné en avril 2017, affirmant contre toute évidence avoir alors détruit « 20% de l’aviation syrienne ». Ce raid avait pourtant eu si peu d’impact qu’il n’avait même pas dissuadé le régime Assad de continuer d’utiliser l’arme chimique.
L’Elysée se réclame en revanche d’une démarche bien plus ambitieuse, où la sanction de l’usage de l’arme chimique doit s’accompagner de la garantie de l’accès humanitaire aux zones assiégées, puis de la mise en oeuvre d’une authentique transition politique. De tels objectifs, aussi louables soient-ils, peuvent très difficilement être atteints sans un engagement substantiel des Etats-Unis, un engagement que l’inscription des frappes dans la durée aurait peut-être pu entraîner. Or, les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’après-14 avril en Syrie a toutes les chances de ressembler à l’avant, avec une Russie compensant son « humiliation » symbolique par un soutien encore plus déterminé au régime Assad.
La seule opportunité véritablement ouverte par les frappes occidentales se trouve sans doute dans le soutien que leur a apportées Ankara. Il en faudrait néanmoins beaucoup plus pour compromettre l’alliance entre la Russie et la Turquie qui, en partenariat de fait avec l’Iran, a tant contribué à aggraver la crise syrienne, et ce depuis la chute d’Alep-Est en décembre 2016. Mais rien n’indique que les Etats-Unis ou la France soient disposés aux gestes attendus par Erdogan pour « lâcher » Poutine en Syrie. Cette contradiction entre Turcs et Occidentaux, sur fond de divergence d’approches et d’objectifs entre Paris et Washington, risque donc de réduire à bien peu de chose l’efficacité diplomatique des frappes du 14 avril.