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Luc Ferry

Interviewé par deux journalistes incapables de poser les questions de fond, le président n’a pas pu expliquer quel dessein collectif il souhaitait proposer au pays, au-delà des réformes ponctuelles. Une occasion manquée de redonner du sens à la vie politique.

Ils étaient si agressifs, si mal élevés, qu’ils ont perdu la bataille avant même de la livrer. Bourdin et Plenel n’ont réussi qu’une chose, rendre le président Macron infiniment sympathique. C’est finalement Catherine Nay qui eut le fin mot de l’histoire : « Chaque fois que Plenel souriait, on aurait dit qu’il suçait un citron ! » Acidité à tous les étages, en effet, qui ne pouvait que servir un Macron calme et sûr de lui face à deux teigneux incapables de poser les questions de fond. En quoi tout le monde est finalement resté sur sa faim quant à l’essentiel : quelle est la vision du monde de notre président, quel dessein collectif propose-t-il au pays par-delà des réformes ponctuelles, parfois utiles, mais souvent modestes ou contestables (SNCF, droit du travail, très bien, mais dette qui explose, pays en panne, laïcité en berne, intervention en Syrie qui sert les intérêts d’al-Qaida…). On aurait aimé le savoir.

Or si l’on veut redonner du sens à la vie politique, il faut partir de ce constat : toute la politique moderne depuis la Révolution française a tenu la sphère publique pour infiniment supérieure à la sphère privée. En cas de conflit, c’est toujours la seconde qu’il fallait sacrifier, comme le prouve abondamment l’histoire des guerres. En Mai 68 encore, qui fut pourtant le premier grand mouvement sociétal à mettre en avant les valeurs de l’intimité, la politique reste prioritaire dans les discours. Il s’agit moins de la mettre au service des individus que de parvenir à ce que chacun d’entre eux puisse s’élever du statut de citoyen passif à celui de citoyen actif. Même chez les moins totalitaires de nos soixantehuitards, la conviction s’affiche que « tout est politique ». Pour parler comme Benjamin Constant, « la liberté des Anciens », c’est-à-dire la participation active aux affaires publiques, reste infiniment supérieure à la « liberté des modernes », c’est-à-dire au droit pour chacun de conduire sa vie privée comme il l’entend. Or la révolution que nous sommes en train de vivre depuis un demi-siècle, sans que le monde intellectuel ni politique semble en avoir pris la mesure, va à l’inverse : aujourd’hui, comme j’y insiste de livres en livres, pour l’immense majorité des individus, ce qui fait le sens véritable de l’existence, ce qui lui donne sa saveur et son prix, se situe pour l’essentiel dans la vie privée.

La vie affective sous toutes ses formes, l’éducation des enfants, le choix d’une activité professionnelle enrichissante aussi sur le plan personnel, le rapport à la maladie et à la mort, occupent une place infiniment plus éminente que la considération d’utopies politiques au demeurant introuvables. Nous vivons bien davantage dans un film de Woody Allen que dans un discours de Fidel Castro. Entre des combats politiques douteux et sa mère, Camus, déjà, choisissait la seconde. Fini le temps où un chef d’État comme de Gaulle pouvait s’occuper exclusivement des relations extérieures, de la « Grande Politique », en déclarant que « l’intendance suivrait ». C’est de ce grand chambardement des rapports public/privé qu’il va désormais falloir tenir compte si l’on veut redonner du sens à une vie politique qui devra se mettre bien davantage au service des familles réelles que des utopies mortifères.

Or aujourd’hui, j’entends partout le même discours, tant chez les anciens marxistes que chez les catholiques traditionalistes : l’individualisme moderne et le repli sur la sphère privée auraient anéanti l’idée de projet collectif en même temps que toute référence au « Bien commun ». Je pense exactement l’inverse. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la revendication des droits individuels dessine un projet collectif. Loin de conduire à une atomisation des égoïsmes qui tournerait à l’éclatement de la nation, elle s’enracine dans une conception du Bien commun et un rôle de l’État d’un genre inédit certes, mais néanmoins d’autant plus puissants et cohérents que nous avons tous ou peu s’en faut les mêmes préoccupations : des parents qui vieillissent et qui meurent, des enfants dont l’entrée dans la vie n’est pas facile, des soucis d’argent plus ou moins préoccupants, des maladies, des vies professionnelles ou amoureuses plus ou moins réussies, etc.

De là le grand projet collectif qui devrait animer nos gouvernants et qui tient en une question : comment faire en sorte que nos enfants puissent trouver leur place et réussir leur vie dans le flux colossal d’innovations qu’annonce la troisième révolution industrielle ? Pour l’instant, la vérité oblige à dire qu’on ne voit rien venir…

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