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Par martine orange

C’était un rapport qui devait rester inconnu du grand public, avant que la commission d’enquête parlementaire sur Alstom ne découvre son existence. À l’automne 2012, Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée, a commandé – sans en parler au ministre – un examen des scénarios visant à faciliter le désengagement de Bouygues dans Alstom. Dès cette date, le démantèlement du groupe industriel est à l’étude. Quel rôle a joué Emmanuel Macron dans cette affaire ? A-t-il défendu les intérêts de Bouygues ou ceux de l’État ?

C’était le 11 mars 2015. Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, intervenait devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale pour s’expliquer sur le dossier Alstom. « Le gouvernement a été mis devant le fait accompli », insistait-il pour justifier le rachat précipité des activités énergie du groupe industriel par General Electric (GE). Ce jour-là, Emmanuel Macron a menti.

C’est une des découvertes les plus surprenantes qu’a faites la commission d’enquête parlementaire sur Alstom : Emmanuel Macron, en tant que secrétaire général adjoint de l’Élysée, était averti de longue date des difficultés du groupe Alstom et de la volonté de son principal actionnaire, le groupe Bouygues, d’en sortir. À peine arrivé à l’Élysée, « il avait commandé au cabinet américain AT Kearney un rapport qui fixait déjà dans les grandes lignes le démantèlement du groupe français », écrit le Canard enchaîné du 28 mars, relayant la découverte faite par hasard par les parlementaires de la commission d’enquête.

Ce rapport est resté confidentiel. Une fois remis, il n’a pas été partagé au sein du gouvernement. Il semble même avoir été oublié. Il n’a donné lieu en tout cas à aucune suite : aucune alarme n’a été tirée à temps au sein du pouvoir sur les difficultés rencontrées par Alstom et son actionnaire. Et il semble aujourd’hui bien embarrasser l’Élysée.

Car l’existence même de ce rapport pose question. Quel a été le rôle d’Emmanuel Macron dans cette affaire ? A-t-il validé par avance, sans rien en dire, le schéma proposé dans ce rapport et qui sera suivi à la lettre, qui aboutit aujourd’hui au démantèlement complet d’Alstom et à la reprise de son activité ferroviaire par Siemens, après le rachat de l’activité énergie par GE ? Quel intérêt a-t-il défendu alors, celui de Bouygues ou celui de l’État ?

« Au terme de six mois d’investigation, j’ai acquis la conviction qu’en autorisant la vente d’Alstom à GE, l’État a failli à préserver les intérêts nationaux », insiste le président de la commission d’enquête, le député LR Olivier Marleix, en préambule du rapport d’enquête remis le 19 avril. « Si cette fusion représente un projet industriel, c’est celui de GE qui réalise une opération de croissance externe. Côté Alstom, elle exprime le projet financier (légitime) de son actionnaire, et côté État, elle n’exprime qu’un laisser-faire », poursuit-il.

Créée dans un large consensus, cette commission d’enquête parlementaire, au fil des auditions, a fini par déranger de plus en plus l’exécutif. Des propos s’y sont tenus qui n’avaient jamais été proférés publiquement auparavant. Des faits totalement inconnus ont émergé. Et puis, au fil des auditions, est apparu en pleine lumière l’étrange fonctionnement de l’État, les relations étroites entretenues entre la haute administration, les banquiers d’affaires, le monde des affaires, les lobbyistes. Ce petit monde qui entend incarner le pouvoir, qui passe d’un côté ou de l’autre au gré de ses intérêts et qui aime l’ombre.

« Si cette commission d’enquête a pu déranger, c’est parce qu’elle est venue chambouler des pratiques politiques, administratives et des affaires qui relèvent de l’entre-soi. Cette mise en lumière a perturbé les acteurs habituels peu habitués à rendre compte des droits et prérogatives que leur confère la loi ou bien encore des souplesses qu’ils s’accordent avec les règles de transparence de la vie publique », rétorque le président de la commission à ses détracteurs, de plus en plus nombreux au fur et à mesure que les travaux de la commission avançaient.

Un rapport pour initiés

Cet entre-soi s’illustre parfaitement dans l’histoire de ce rapport AT Kearney. Son existence a été découverte par hasard. Au détour d’une phrase, David Azéma, ancien directeur de l’Agence des participations de l’État, en fonction au moment des faits, évoque deux rapports. L’un est connu de tous, il sert de référence pour toutes les analyses sur Alstom. Il s’agit du rapport du cabinet Roland Berger, commandé début 2014 par Arnaud Montebourg, alors ministre du redressement économique, au moment où il prend conscience qu’il y a le feu chez Alstom.

Mais David Azéma parle aussi d’un second rapport, celui d’AT Kearney, venant contredire les conclusions du premier. Tout le monde tombe des nues. Ni les uns ni les autres n’en ont jamais entendu parler, au cours des nombreuses auditions sur l’affaire Alstom. Pas même Arnaud Montebourg, pourtant en première ligne au moment de l’opération de rachat par GE : « Ni moi, ni mes deux directeurs de cabinet n’ont eu connaissance de ce rapport. Sinon, je n’en aurais pas commandé un second. J’ai découvert l’existence de ce rapport par la commission d’enquête », nous assure-t-il aujourd’hui. Boris Vallaud, directeur de cabinet de Montebourg à l’époque puis secrétaire général adjoint de l’Élysée confirme. « Je n’ai pas souvenir de ce rapport. Je ne me souviens pas d’en avoir été destinataire. »

Peut-être a-t-il pressenti qu’il en avait un peu trop dit ? David Azéma se montre beaucoup plus vague lors de la suite de son audition. Il a même des trous de mémoire. « Je pense qu’il a été commandé six ou huit mois auparavant. Je ne sais pas si la demande est venue du ministère de l’économie, de l’Élysée ou de Matignon », répond-il à la question du président de la commission, désireux de connaître la genèse de ce rapport.

Mais il n’est pas le seul à avoir des trous de mémoire. Les seuls mots d’Alstom et d’AT Kearney semblent depuis figer tous les interlocuteurs qui ont pu approcher de près ou de loin le dossier à cette époque. Les banquiers d’affaires de Rothschild, conseillers à la fois de Bouygues et d’Alstom, jurent n’en avoir jamais entendu parler, pas plus qu’ils n’ont disent-ils été approchés par AT Kearney au moment du rapport, ni même d’en avoir parlé à l’Élysée. Le groupe Bouygues n’a rien de plus à ajouter, après l’audition de Martin Bouygues devant la commission d’enquête. L’auteur du rapport, Laurent Dumarest, est injoignable, tout comme David Azéma devenu banquier d’affaires chez Perella Weinberg. Quant à l’Élysée, il n’a pas répondu à nos questions. Pourtant, l’affaire semble bien inquiéter au sommet de l’État. Dès la parution de l’article du Canard enchaîné, le député LREM, Guillaume Kasbarian, rapporteur de la commission d’enquête, est envoyé pour déminer la situation. « Aucune audition de notre commission ne laisse penser que l’APE aurait effectué une commande de rapport auprès d’AT Kearney pour le compte de l’Élysée et sur commande directe d’Emmanuel Macron (…). Je ne sais donc sur quel fait s’appuie le propos du Canard enchainé », déclare-t-il alors.

L’ennui est qu’Emmanuel Macron lui-même a dit l’inverse. Revenant dans une très longue enquête publiée dans Vanity Fair en novembre 2014 sur l’affaire Alstom-GE, le journaliste Claude Askolovitch écrit alors : « Depuis un an, deux rapports ont été commandés sur l’entreprise, ses faiblesses et ses besoins d’alliance. Le premier a été voulu par Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée. » « Je me rappelle parfaitement. C’est Emmanuel Macron qui me l’a dit. Il venait de quitter le secrétariat adjoint de l’Élysée [en juin 2014 – ndlr] et s’apprêtait alors à faire de l’enseignement. Il m’a raconté cela au cours de la conversation, comme un fait connu. À aucun moment, je n’ai eu l’impression qu’il s’agissait d’un secret d’État », explique Claude Askolovitch aujourd’hui. Alors, pourquoi l’Élysée tente-t-il aujourd’hui d’accréditer une autre version ? Y aurait-il donc quelque chose à cacher ?

Un tout petit monde Les circonstances dans lesquelles a été commandé ce rapport sont, il est vrai, assez particulières. Le 23 octobre 2012, l’Agence des participations de l’État (APE) commande dans l’urgence, selon une procédure de gré à gré, un rapport sur la situation d’Alstom pour la somme de 299 000 euros. La lettre de commande adressée à AT Kearney est rédigée dans des termes assez surprenants : « Le groupe Bouygues pourrait vouloir céder sa participation au capital d’Alstom », est-il écrit. Il est alors demandé « d’évaluer les avantages et inconvénients résultant d’un changement d’actionnaire pour l’entreprise, pour l’industrie française et pour l’emploi ». « En clair, la commande passée à AT Kearney n’est pas celle d’une analyse théorique du marché des turbines pour s’interroger sur la stratégie d’Alstom mais repose bien sur une information précise relative à un changement d’actionnaire de référence », relève Olivier Marleix.

Comment Emmanuel Macron a-t-il eu vent des intentions précises du groupe Bouygues de se désengager d’Alstom ? Pourquoi décide-t-il, sans en parler au ministre, de demander en urgence un rapport à l’APE à partir de cette information ? De plus, la lettre de commande est rédigée dans de tels termes qu’il s’agit juste de regarder les mérites comparés d’un groupe acquéreur ou d’un autre. Aucune allusion n’est faite aux mécanismes, aux moyens que pourrait mettre en œuvre l’État pour aider Bouygues à vendre sa participation, tout en préservant Alstom. Il est encore moins envisagé que l’État se substitue à lui. À ce moment-là, Emmanuel Macron agit-il en banquier d’affaires ou au service de l’État ?

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