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académie Nobel, crédibilité, Jean-Claude Arnault, Prix Nobel de littérature, scandale sexuel
L’institution, qui décerne le prix Nobel de littérature, se déchire depuis près de trois semaines sur fond de scandale sexuel et de malversations financières. Une véritable tragédie baltique qui menace aujourd’hui l’attribution du prochain prix Nobel de littérature.
Frédéric Faux
Le scandale qui frappe l’Académie suédoise, dont l’une des éminences grises, le Français Jean-Claude Arnault, est accusé entre autres d’agressions sexuelles et de viols, a été à l’origine d’un événement rare à Stockholm : une manifestation. Ils étaient plus d’un millier à s’être réunis devant le Musée Nobel, place Stortorget, à l’ombre des maisons à pignon du XVIIe siècle. Sans tambours ni slogans, comme le veut la tradition française, mais il faut bien un début à tout : «C’est vrai que tout cela est assez exceptionnel, confie Anna Bergman, une blonde élégante venue avec sa soeur. Manifester dans la rue, ce n’est pas dans nos gènes… J’ai 45 ans et c’est la première fois que je fais ça. Mais l’Académie décerne le prix Nobel. Elle fait partie de notre histoire, de notre renommée. Je ne pouvais pas rester chez moi. »
Une indignation difficile peut-être à comprendre sur les quais de Seine – après tout il ne s’agit que d’un prix littéraire – mais unanimement partagée sur les bords du lac Mälaren. Créée à la fin du XVIIIe siècle sur le modèle français, l’Académie suédoise, Olympe nordique de la littérature et de la poésie, avait su se montrer jusqu’à présent aussi discrète que fidèle à sa devise : Talent et Goût. Mais, depuis le début du mois d’avril, elle s’est considérablement émancipée. Le dernier accès de fièvre date du 12 avril, qui a vu la démission simultanée de la secrétaire perpétuelle, Sara Danius, empêtrée dans les divisions internes de l’institution, et de Katarina Frostenson, épouse de Jean-Claude Arnault et soupçonnée de conflit d’intérêts. Quelques jours auparavant, trois autres académiciens quittaient le navire, outrés comme peuvent l’être des immortels obligés de revenir sur terre. Le romancier et professeur de littérature Kjell Espmark, 88 ans, accuse certains de ses collègues de faire passer «l’amitié et d’autres considérations» avant « l’intégrité ». « C’est une trahison à l’égard du roi », fondateur et protecteur de l’Académie, martèle le romancier Klas Östergren,
« Comportements inappropriés »
À l’origine de cette tragédie baltique, il y a l’affaire MeToo, et une jeune journaliste d’un quotidien de Stockholm, Matilda Gustavsson. «Après les révélations sur le producteur Harvey Weinstein aux ÉtatsUnis, je me suis demandé si une chose pareille pouvait arriver en Suède, raconte-t-elle depuis les bureaux du Dagens Nyheter. Au début j’ai pensé que non, pas dans un si petit pays, durant des décennies, non. Et puis je me suis souvenue de Jean-Claude Arnault. J’avais déjà entendu parler de lui et des soirées organisées par son club, le Forum, qui était un peu le salon de l’Académie. On parlait de lui comme d’un harceleur. Dans le milieu culturel, il avait même un surnom, JeanKladd, que l’on pourrait traduire par Jean le Tripoteur. Alors j’ai décidé d’enquêter… »
Et ce qu’elle découvre, c’est effectivement un autre Weinstein, de 71 ans, originaire de Marseille, mais qui a passé l’essentiel de sa vie en Suède. Dix-huit femmes – et même plus depuis que ces révélations ont été publiées – accusent Jean-Claude Arnault d’agressions sexuelles qui vont de la main aux fesses au viol. Des actes qui ont eu lieu à Stockholm mais aussi à Paris, dans l’appartement que possède l’Académie rue du Cherche-Midi, en plein Quartier latin. Le Français met en avant ses connexions dans le monde littéraire et ses liens avec Katarina Frostenson, la plus grande poétesse de Suède, une icône nationale, pour obtenir des faveurs sexuelles. Il menace aussi celles qui veulent parler d’être bannies à jamais du monde des lettres. Et les premiers témoignages… remontent à plus de quarante ans. « Si cela a pu durer si longtemps, c’est que Jean-Claude Arnault agissait sous les radars, estime aujourd’hui Matilda Gustavsson, qui écrit un livre sur l’affaire. Ce n’était pas une figure publique, on ne le voyait pas à la télé, mais son influence dans le monde littéraire était énorme. Il connaissait tous les grands noms. C’était une légende. Tous les ans pour le Festival du livre de Göteborg, le plus prestigieux de Suède, il louait une suite dans un hôtel. Si vous étiez invité à ses fêtes, cela voulait dire que vous étiez devenu quelqu’un. Vous étiez un écrivain.»
Lorsque ces révélations sont publiées, le 21 novembre, les Suédois découvrent avec effarement les turpitudes de Jean-Claude Arnault, mais aussi que l’Académie n’en ignorait rien. Sara Danius a recueilli les témoignages d’académiciens, de leurs femmes, de leurs filles, ou du personnel, qui rapportent les mêmes « comportements inappropriés ». D’anciens secrétaires perpétuels avaient déjà été alertés des mêmes agissements, il y a plus de vingt ans, mais ils n’avaient jamais donné suite. Car Jean-Claude Arnault, qui se considérait comme le dix-neuvième membre de l’Académie, était intouchable. Cette dernière lui versait depuis 2010 près de 13000 euros par an pour son fameux club, qu’il codirigeait avec sa femme. Le Français, soucieux de montrer qu’il avait ses entrées dans le saint des saints, a également ébruité les nominations des prix Nobel… avant qu’elles ne soient officielles. La crise éclate finalement quand les résultats d’une enquête sur les liens entre Jean-Claude Arnault et l’Académie arrivent sur le bureau de la secrétaire perpétuelle. Sara Danius veut faire le ménage, mais une partie des académiciens continue de soutenir le couple Arnault-Frostenson. Les premières démissions interviennent avec fracas dès le 6 avril…
Depuis, les Suédois voient avec consternation les académiciens se déchirer par voie de presse et ruiner encore un peu plus le prestige du prix Nobel de littérature. Car, pour Mattias Berg, journaliste culturel à la radio publique suédoise, c’est bien le Nobel qui est en jeu : « Pourquoi pensez-vous qu’un petit groupe de Suédois ait le privilège d’attribuer le prix culturel le plus prestigieux du monde ? s’interroge-t-il. Les raisons sont historiques, car Alfred Nobel était suédois ; financières, car il s’agit quand même d’un prix d’un million d’euros ; mais il y a aussi le prestige. Les membres de l’Académie sont censés être d’éminents lettrés, sérieux, sur lesquels on ne peut pas faire pression. C’est toute cette crédibilité qui vient de disparaître. »
Dans la foule qui manifestait jeudi revient cette même inquiétude, mêlée à des souvenirs très personnels. Car les Nobel, à Stockholm, sont bien plus qu’une simple distribution de prix. Pendant une semaine, en décembre, les sommités du monde de la physique, de la chimie, de la littérature, de la médecine et de l’économie investissent la capitale suédoise, notamment pour des conférences ouvertes au public. Quant au dîner de gala qui se tient à la mairie de Stockholm, présidé par le roi, c’est un direct télévisé de huit heures pendant lequel les commentateurs s’enflamment aussi bien sur les théories de la physique quantique que sur les tenues des stars. « Ça dure une bonne partie de la nuit, comme la cérémonie des Oscars, raconte Anna Wesberg, de l’organisation citoyenne Skiftet. Quand j’étais enfant je ne ratais jamais ça. On avait l’impression que le monde entier s’était donné rendez-vous à Stockholm, en habits de prince ou de princesse. C’était magique. »
Perte de crédibilité
Pour les journaux suédois, cette chute de l’Académie rappelle «l’effondrement de la tour de Babel», «une catastrophe » dont pourtant les prémices avaient été déjà annoncées par d’autres errements. En 1989, déjà, trois académiciens avaient décidé de ne plus occuper leur fauteuil face au refus de l’institution de dénoncer la fatwa frappant Les Versets sataniques de Salman Rushdie. Une condamnation qui n’est intervenue… que vingt-sept ans plus tard. L’attribution du prix Nobel 2016 au chanteur Bob Dylan avait été également critiquée, d’autant plus que ce dernier avait boudé sa remise de prix. D’où l’appel signé par 227 intellectuels, puis par 209 écrivains, pour demander des changements radicaux dans les statuts de l’Académie. « Le mot juste, c’est que nous sommes embarrassés face au reste du monde, témoigne l’auteur féministe Mian Lodalen, l’une des signataires. Ceux qui attribuent le prix Nobel sont censés être les plus cultivés de Suède… et ils agissent de façon si stupide! Un homme marié à une académicienne agresse des femmes pendant quarante ans et à la fin c’est une femme, Sara Danius, qui doit partir; des académiciens continuent de soutenir Jean-Claude Arnault ; les mêmes subventionnent les projets de leur femme… Ce n’est pas normal. Nous ne sommes plus au XVIIIe siècle ! »
Vendredi dernier, l’Académie s’est fendue d’un mea culpa. Elle a promis d’adopter des règles plus ouvertes et a transmis les résultats de son enquête interne aux autorités. La justice s’est donc saisie de l’affaire, mais quelle que soit sa décision, ce n’est pas elle qui réglera l’attribution du prochain prix Nobel. Non seulement l’Académie a perdu sa crédibilité, mais elle ne compte plus que onze membres, soit moins que le quorum requis et fixé à douze. Sachant qu’un immortel ne peut être remplacé avant sa mort, le recrutement de nouveaux membres est pour l’instant exclu. Un noeud gordien qui pourrait être tranché, une fois n’est pas coutume, par le roi. Privé de son pouvoir depuis deux siècles, le souverain pourrait le retrouver pour changer les règles de cette institution, dont il est le protecteur. Carl XVI Gustaf a annoncé la semaine dernière qu’il était prêt à le faire, et tout Stockholm est maintenant suspendu à ses lèvres. Un fait presque aussi exceptionnel, ici, qu’une manifestation dans les rues de la capitale suédoise.