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Depuis le 30 mars, des milliers de Palestiniens se mobilisent pour réclamer le droit de retourner sur leurs terres qu’ils ont fuies voilà soixante-dix ans. L’armée israélienne réplique à balles réelles et plusieurs dizaines de personnes ont été tuées. Leur «retour», plaide la grande majorité des Israéliens, mettrait aussitôt fin au caractère juif du pays.

Par  Cyrille Louis

Mohammed al-Touman, 90 ans, a quitté son village d’Isdoud durant la première guerre israélo-arabe pour trouver refuge dans la bande de Gaza. La carte d’identité que lui avaient délivrée les autorités britanniques en 1948 atteste de son ancien lieu de résidence.

La « grande marche du retour », il en a à peine entendu parler. À 90 ans, Mohammed al-Touman n’a plus guère la force de quitter sa petite chambre plongée dans la pénombre. Vêtu d’une galabieh noire, la tête enveloppée dans un châle et le visage mangé par sa barbe blanche, le vieux réfugié attend la fin entouré de sa nombreuse famille. D’une main tremblante, il énumère: neuf enfants, une quarantaine de petits-enfants, et puis cette nouvelle génération dont il a fini par perdre le compte. Tous sont nés dans la bande de Gaza et la plupart n’en sont jamais sortis. Mais chacun, assure-t-il, sait que le berceau du clan al-Touman se trouve ailleurs.

Un jour d’octobre 1948, alors que la rumeur annonçait l’avancée imminente des troupes israéliennes, Mohammed et une dizaine de ses proches quittèrent leur village d’Isdoud pour se réfugier quelques dizaines de kilomètres plus au sud. Une fois arrivés à Khan Younès, une localité de la bande côtière, ils furent installés dans des tentes aménagées à la hâte pour les réfugiés de cette première guerre israélo-arabe. Contrairement à tant d’autres familles qui conservent jusqu’à ce jour la clé de leur maison abandonnée, eux sont partis les mains vides. « Jamais je n’aurais imaginé passer ici le reste de ma vie, dit-il en promenant un regard désolé sur les murs peints à la chaux et le toit en tôle de sa modeste demeure. À l’époque, chacun était convaincu que les Juifs seraient vaincus en quelques jours tout au plus… »

Le temps de la libre circulation

Le sort des réfugiés palestiniens, relégué au second plan par la signature des accords d’Oslo (1993), est depuis le 30 mars au coeur de larges rassemblements dans la bande de Gaza. Massés le long de la frontière avec Israël, des milliers de manifestants invoquent chaque vendredi leur « droit au retour ». Ils se disent prêts à franchir la clôture pour « regagner (leurs) terres », le 15 mai, à l’occasion des commémorations de la «Nakba» (la «catastrophe» jadis vécue par les Palestiniens). L’État hébreu, jugeant sa souveraineté menacée et invoquant l’attitude menaçante de certains manifestants, n’a pas hésité à ouvrir le feu. Une quarantaine de Palestiniens ont déjà été tués et plus de 1 700 ont été blessés par balles. Les participants rappellent que la résolution 194, adoptée le 11 décembre 1948 par le Conseil de sécurité de l’ONU, prévoyait le «retour» des 700000 réfugiés qui avaient pris la fuite ou furent chassés de leurs villages quelques semaines plus tôt. Mais les dirigeants israéliens ont toujours jugé ce texte inacceptable. Leur statut se transmettant de génération en génération, les Nations unies recensent aujourd’hui plus de 5 millions de réfugiés palestiniens établis à Gaza, en Cisjordanie, et dans les pays voisins. Leur «retour», plaide la grande majorité des Israéliens, mettrait aussitôt fin au caractère juif du pays.

Turkey al-Touman, 67 ans, ne nie pas que ses revendications constituent pour l’État hébreu une menace existentielle. Le rêve de «retourner» à Isdoud lui a été inoculé par son père, Mohammed, qui l’a plusieurs fois emmené visiter les décombres du village. C’était à la fin des années 70, à une époque où les Palestiniens de Gaza circulaient à peu près librement en Israël. « La maison familiale avait été rasée, raconte-t-il, mais il restait encore les ruines d’un café, de l’école et de trois mausolées.» Non loin de ces vestiges, la ville israélienne d’Ashdod est alors en pleine construction. « J’y ai travaillé en tant qu’ouvrier sur plusieurs chantiers», raconte Turkey, comme s’il s’agissait là de la chose la plus naturelle du monde. Face au silence de son auditoire, il ajoute : « C’est une période où nous étions assez inconscients. La loi israélienne nous interdisait de retourner nous établir à Isdoud, alors on s’est plus ou moins résignés parce que le besoin de nourrir notre famille passait avant celui de retrouver nos racines. Ce n’est que vers le milieu des années 90, lorsque l’armée s’est mise à multiplier les checkpoints autour de la bande de Gaza, que nous avons mesuré notre erreur. Mais il était trop tard: nos terres étaient devenues inaccessibles. »

L’échec des accords d’Oslo

La famille al-Touman, tout comme de nombreux réfugiés de la bande de Gaza, éprouve à cette époque des sentiments mélangés. D’un côté on peine à admettre que Yasser Arafat, après avoir si longtemps promis de reconquérir par les armes les territoires perdus en 1948, ait reconnu le droit à l’existence d’Israël. De l’autre, on observe avec une fierté incrédule les honneurs rendus au vieux chef palestinien au moment des accords d’Oslo. La pelouse de la Maison-Blanche, le prix Nobel de la paix, le retour triomphal à Gaza… « Avec ces images, nous avons repris espoir. Arafat allait bâtir un État, qu’il pourrait ensuite utiliser pour obtenir le retour des réfugiés sur leurs terres », se souvient Turkey al-Touman. Mais le vent d’optimisme retombe vite. Les dirigeants de la nouvelle Autorité, engagés dans des négociations serrées avec Israël, concentrent leurs efforts sur le tracé des futures frontières et le statut de Jérusalem. On comprend alors – mais cela ne sera jamais dit ainsi – que la direction palestinienne s’apprête à transiger sur les droits des réfugiés. Des solutions «créatives» sont examinées sous l’égide des ÉtatsUnis, qui proposent la réinstallation en Israël d’un nombre symbolique de Palestiniens ainsi que l’indemnisation de ceux qui ne seront pas autorisés à revenir. Arafat hésite, les négociations capotent. Le Hamas, créé au début de la première intifada, n’en accusera pas moins l’Autorité palestinienne d’avoir voulu brader les droits des réfugiés.

Vingt ans plus tard, c’est avec une détermination intacte que les différents membres du clan al-Touman défendent leur «droit au retour». Mais ils n’emploient pas tout à fait, d’une génération à l’autre, les mêmes mots ni les mêmes intonations. Ayman, le fils de Turkey, parle d’une demande « sacrée et intangible » tout en concédant que l’objectif est hors d’atteinte – du moins à court terme. Âgé de 43 ans, il a porté l’uniforme de la police palestinienne jusqu’à sa mise au chômage technique lors de la prise de pouvoir du Hamas à Gaza, en 2007. Contrairement à son père, qui appelle aujourd’hui encore à «reprendre par la force ce qui a été enlevé par la force», Ayman al-Touman rejette la lutte armée. Après trois guerres meurtrières en une décennie, il ne croit plus à la possibilité de faire reculer Israël par les armes. « Je mise davantage sur la diplomatie», dit le quadragénaire, qui explique s’être converti par réalisme à la solution des deux États et sèche un peu lorsqu’on lui demande comment celle-ci permettra de réaliser les aspirations des réfugiés. «Les temps changent, interrompt Turkey, comme gêné pour son fils. Lorsque je me suis marié, mon père m’a interdit de faire construire une maison à Gaza car on allait bientôt rentrer à Isdoud. Mais quand Ayman, il y a quelques années, m’a fait la même demande, je me suis dit : à quoi bon l’en empêcher ? »

Mohammed, 18 ans, est pour l’heure le dernier de la lignée. Un jeune Palestinien comme tant d’autres qui a arrêté l’école en première, n’a pas de travail et n’est jamais sorti de Gaza. Du village d’Isdoud, il ne sait pas grand-chose. «Mon grand-père m’en parle parfois, mais j’ai du mal à me le représenter», avoue l’adolescent, qui cherche ses mots et évoque « de vieilles maisons en pierre». Turkey al-Touman, une fois de plus, tente d’expliquer. « Quand j’étais enfant, mon père réunissait régulièrement des anciens du village pour évoquer la vie quotidienne, les travaux des champs… Mais, avec le temps, les souvenirs commencent à se faire moins précis. »

« Nous sommes devenus des mendiants »

Depuis le 30 mars, c’est notamment pour contrer cet oubli que les réfugiés de Gaza participent nombreux à la «marche du retour». La réduction de l’enveloppe versée par les États-Unis à l’agence de l’ONU en charge des réfugiés palestiniens (Unrwa) et des rumeurs prêtant à Donald Trump le projet de réinstaller cette population dans le désert du Sinaï semblent les avoir convaincus qu’il y avait urgence. Dans les campements situés aux abords de la frontière, des adolescents scandent sans relâche: «Les Israéliens ont pensé que nos grands-parents allaient mourir et que nous finirions par oublier. Mais nous allons leur montrer qu’ils se sont trompés. »

Dans le camp de réfugiés de Khan Younès, le vieux Mohammed al-Touman compte parmi les derniers témoins d’un temps révolu. Lorsque les mots lui manquent, il fouille dans sa poche et en exhume un document de papier jauni par les ans. La carte d’identité, délivrée en 1948 par l’administration britannique, porte le numéro 369 et précise que cet ouvrier aux cheveux noirs, aux yeux marron et à la complexion élancée résidait dans le village d’Isdoud. « Nous étions heureux et vivions confortablement sur nos terres, alors qu’ici nous sommes devenus des mendiants.» Perclus de fatigue, il dit cependant croire que tout n’est pas perdu. «Un cabanon à Isdoud, soupire-t-il, me rendrait plus heureux qu’un palais à Gaza. »

Les Israéliens ont pensé que nos grands parents allaient mourir et que nous finirions par oublier. Mais nous allons leur montrer qu’ils se sont trompés.

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