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Par Bruno Tertrais
Selon le spécialiste de géopolitique Bruno Tertrais, la décision de Donald Trump est un immense gâchis qui pourrait avoir des conséquences graves.
Nous avions beau être prévenus, la décision est d’une extrême violence. Alors qu’il aurait pu choisir une « sortie en douceur », en ménageant notamment les intérêts européens et en donnant du temps à la diplomatie avant le rétablissement des sanctions, Donald Trump a opté pour une véritable « sortie de route ».
Trois raisons expliquent ce choix. D’abord, l’obsession de défaire ce qu’avait fait Barack Obama, depuis la réforme du système de santé jusqu’à la signature de l’accord de Paris sur le climat. Mais on ne saurait se limiter à cette explication. L’allocution de M. Trump, qui se voulait solennelle, a donné la clé : depuis 1979, une bonne partie de l’Amérique déteste profondément l’Iran. Non sans raison : le véritable acte fondateur de la révolution islamique fut en effet la prise d’otages de l’ambassade des États-Unis et, si « diabolisation » il y a, elle a toujours été davantage le fait de Téhéran que de Washington. De plus, l’Amérique n’a jamais oublié les 241 morts de l’attentat de Beyrouth en 1983, ou ceux des Khobar Towers en 1996. La troisième raison est que le président Trump estime qu’il peut reproduire avec l’Iran ce qu’il aurait réussi – selon lui – avec la Corée du Nord. Une stratégie de « pression maximale », qui conduirait Téhéran à changer radicalement de comportement, à la fois sur le nucléaire et la politique régionale. Il s’agirait au fond de mettre la République islamique à terre pour l’amener à résipiscence. Comme pour la Corée du Nord et contrairement à nombre de ses conseillers, Trump cherche moins un « changement de régime » qu’un « changement de comportement du régime ». Mais sa stratégie est vouée à l’échec. Certes, renverser la table peut parfois être utile, mais à condition d’avoir une vraie stratégie de long terme, ce que les États-Unis ne semblent pas avoir. La tactique de l’humiliation – le président est coutumier du fait – fonctionne rarement dans les rapports de forces internationaux et ne peut tenir de ligne diplomatique. Espérer que Téhéran renonce à étendre son influence régionale du fait de nouvelles sanctions est une illusion.
Certes, l’accord de Vienne a ses insuffisances, mais il était possible d’engager patiemment une discussion sur ce qu’il conviendrait de faire au moment – à partir de 2025 – où Téhéran commencerait à reprendre une certaine liberté dans ses activités nucléaires. Parier que l’on puisse régler l’ensemble des contentieux avec l’Iran par une nouvelle négociation est une autre illusion.
C’est donc un immense gâchis, et les conséquences de la décision de M. Trump pourraient être graves.
Le Moyen-Orient est un mobile : toucher à une pièce, c’est mettre en mouvement toutes les autres. Or le contexte actuel est déjà explosif. L’Iran s’installe en Syrie et n’hésite pas à provoquer Israël, qui multiplie désormais les opérations au nord. L’État juif célébrera ce lundi son 70e anniversaire, et c’est à cette occasion que l’ambassade américaine sera solennellement transférée à Jérusalem. Le lendemain, les Palestiniens veulent commémorer la « Catastrophe » de 1948 : on peut compter sur le Hamas pour attiser leur colère et multiplier les provocations armées.
La crédibilité des États-Unis s’en trouve affaiblie. Car si M. Trump a ressoudé des alliances mises à mal sous la présidence Obama (Arabie saoudite, Israël), comment désormais faire confiance à un partenaire qui peut du jour au lendemain se retirer d’accords tels que celui de Vienne ou celui de Paris sans que les circonstances aient changé ? On souhaite bonne chance à l’administration américaine dans sa négociation avec Pyongyang. Tout cela pourrait mal finir. Car lorsque le président Trump se rendra compte que sa stratégie ne fonctionne pas – que ce soit avec l’Iran ou avec la Corée du Nord –, il sera tenté de recourir à la force. Il faut espérer que le général Mattis – le seul responsable de poids qui ose tenir tête au président – soit encore, à ce moment, en charge de l’armée américaine.
Que faire alors ? Pour les Européens, les choix vont être délicats.
La fermeté vis-à-vis de Washington s’impose d’autant plus qu’elle soudera les Européens davantage qu’elle ne les divisera. Nous devons donner toutes ses chances à la préservation de l’accord de Vienne, mais il importe tout autant de limiter les dommages pour nos intérêts économiques aux États-Unis et d’éviter une fracture transatlantique dont seuls les adversaires des pays occidentaux sortiraient gagnants. Cela passe par une diplomatie d’équilibre qui ne refuse pas l’épreuve de force. L’Europe peut en jouer si elle est unie : nous l’avions fait il y a vingt ans en nous opposant aux effets extraterritoriaux des sanctions américaines contre l’Iran, nous pouvons le refaire.
Il faut aussi séparer les dossiers. La France a commis une erreur en défendant l’idée de traiter simultanément les imperfections de l’accord nucléaire, la question des missiles balistiques, et les activités régionales de Téhéran : cela a limité sa capacité de jouer les bons offices. Itzhak Rabin disait qu’il fallait « négocier avec les Palestiniens comme s’il n’y avait pas de terrorisme, et combattre le terrorisme comme s’il n’y avait pas de négociation ». C’est ce qu’il faudrait faire avec l’Iran : être plus sévère avec son comportement régional tout en respectant l’accord nucléaire.
Si la stratégie d’Emmanuel Macron vis-à-vis de M. Trump était ambitieuse, avoir gagné la confiance du président américain est un atout dont la valeur n’a pas disparu. Cette confiance sera importante pour tenter de limiter autant que possible les dommages économiques, pour les pays européens, du rétablissement et de l’aggravation des sanctions. Et si la situation s’envenimait et qu’une escalade aux extrêmes se profilait, il sera précieux de disposer d’un canal de discussion permanente au plus haut niveau. Pour quiconque se souvient des malentendus transatlantiques de la fin 2002 et du début 2003, ce n’est pas rien.
