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Tout occupée à la célébration bruyante et répétitive du joli mois de mai 68, auréolé de sa geste, de ses mythes et de ses héros devenus gardiens du temple, la France en oublierait presque l’autre mai, celui qui, dix ans plus tôt, avait ramené au pouvoir le général de Gaulle.
Il y a un an, Emmanuel Macron aimait à se référer à ce moment fondateur de notre histoire : ne pouvant s’inscrire dans la lignée de l’homme du 18 juin, faute de débâcle suffisamment évidente, au moins espérait-il être le nouveau réformateur, celui qui jetterait les bases d’un nouveau cycle devant durer soixante ans.
Encore faut-il comprendre quel fut le sens de ce renouveau français entamé sous les huées, non seulement de la gauche, qui criait au fascisme (c’est une habitude, surtout quand il n’y a aucun danger fasciste ou que le véritable danger, comme aujourd’hui, se situe ailleurs) mais de la démocratie chrétienne pour qui le Général incarnait l’insupportable utopie d’une France qui se perpétue.
En 1958, nous sommes au terme de douze ans d’une IVe République déjà cacochyme, où la cacophonie du parlementarisme soumis à la « loi des partis » a conduit la France dans l’impasse. Autant un Mendès France trouvera seul une issue à la crise tunisienne en 1955, autant la coalition qui vient de le chasser du pouvoir, coalition sociale-démocrate-chrétienne, s’enlise dans le drame algérien. Douze ans d’incapacité de l’État, et la menace d’un coup d’éclat militaire qui force un peu la main d’une classe politique à bout de souffle.
En 2017, les Français sont exaspérés par vingt ans d’impuissance de l’État, remplacé par la surpuissance du « chef de l’État » qui règne et ne gouverne plus. La trilogie Chirac-Sarkozy-Hollande s’est révélée aussi calamiteuse que les douze ans de 1946 à 1958 de petites combinaisons entre les états-majors politiques.
À ceci près que 1958 chasse du pouvoir cette lecture de la France et de l’Europe qu’Emmanuel Macron, au contraire, porte et incarne. 1958 marque un sursaut de souveraineté, d’indépendance, de réaffirmation du rôle de la France française dans le monde. En 1958, la France claque la porte de Bruxelles, de Berlin, de Washington, de Wall Street, etc. pour y revenir en nation souveraine parce que plus forte, plus unie, plus conforme à son histoire. De même que la Révolution se fit dans la solitude face à toute l’Europe coalisée et que ce furent des va-nu-pieds en haillons qui défirent à Valmy l’oligarchie dominante, de même, celui qui, en 1945, avait lancé aux représentants des patrons « On ne vous a pas beaucoup vus, Messieurs… », s’est battu contre toutes les forces qui auraient préféré voir la France en nation moyenne, bien au chaud dans le camp américain, enferrée dans des traités qui devaient la museler. Lui veut l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, quand la démocratie chrétienne française, les sociaux-démocrates et les libérauxsociaux qui déjà se ressemblent si fort, acceptent l’Europe de la Vistule aux montagnes Rocheuses. Ce qu’il construit avec Konrad Adenauer, et qui sera peu à peu tordu, vidé de son sens, quand reprendra le cours de la petite politique, pouvait alors s’appeler un couple francoallemand : c’était l’association de deux nations mettant en commun leur génie propre au lieu de les dresser l’un contre l’autre. En commun, et à égalité, chacune conservant son mode d’organisation, sa culture économique et politique et les éléments de sa puissance. En 1958, c’est la République qui est de retour.
En 2017, on pouvait craindre que ce fussent les mânes de Guy Mollet, de Georges Bidault, de Monnet et Schuman, et du pauvre Pierre Pflimlin, qui détestait de Gaulle et ne lui céda la place que la mort dans l’âme, qui revenaient au pouvoir. La même ferveur atlantiste, les mêmes puissances d’argent occupées à prêcher le « raisonnable » quand de Gaulle proclamait que « la politique de la France ne se décide pas à la corbeille », le même centrisme des libéraux de gauche et de droite qui n’attendit que son départ pour reprendre le cours naturel des choses : la consolidation de l’oligarchie. Emmanuel Macron, pourtant, aurait voulu faire mentir cette fatalité. Depuis un an, il a multiplié non seulement la geste gaullienne mais surtout les déclarations : entre la renégociation de la directive travailleurs détachés, la lutte contre le dumping fiscal en Europe et le positionnement équilibré face à Vladimir Poutine, Donald Trump et le prince Ben Salman. Hélas, après un an, tout a volé en éclats, le naturel revient au galop. L’Europe est verrouillée pour qui n’est pas prêt à pratiquer la politique gaullienne de la chaise vide, et la triple alliance ÉtatsUnis-Arabie saoudite-Israël a obligé notre fringant président à se ranger derrière son fanion. Il essaye de sauver les apparences en prétendant d’abord maintenir l’accord de 2015 – ce qui est impossible pour qui n’assumerait pas de s’opposer au chantage économique et juridique des États-Unis sur nos entreprises – puis négocier un « accord plus large » avec l’Iran – accord qui n’est autre que le plan proposé par les États-Unis, qui le savent inacceptable par l’Iran. Ou comment prendre une posture d’indépendance, une fois qu’on est échec et mat.
En 1958, de Gaulle est traité de « factieux », de complotiste, de tyran, au même titre que les véritables républicains d’aujourd’hui sont traités de « souverainistes réacs ». 2018 n’est pas seulement le cinquantième anniversaire d’un 1968 triomphant sur le plan culturel, parfois pour le meilleur, un peu trop souvent pour le pire. C’est surtout la trahison absolue de l’esprit de 1958, sur des enjeux parfaitement semblables.