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André Larané

Comme son lointain prédécesseur Andrew Jackson auquel nous l’avons comparé, Donald Trump bouscule les règles.

En dénonçant l’accord sur le climat, l’accord avec l’Iran et les conventions internationales sur Jérusalem, il exprime les aspirations profondes de la majorité de ses concitoyens et met en place une politique impériale plus que jamais agressive…

Accordons au président Donald Trump le sens du symbole. C’est le 8 mai 2018, anniversaire de la capitulation de l’Allemagne nazie, qu’il a dénoncé unilatéralement le traité de Vienne entre l’Iran et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (ainsi que l’Allemagne). C’est aussi le 14 mai 2018, 70e anniversaire de la proclamation de l’État d’Israël, qu’il a choisi pour transférer officiellement de Tel Aviv à Jérusalem l’ambassade américaine en Israël, en violation du plan de partage préconisé par l’ONU et le Conseil de sécurité en 1947, selon lequel Jérusalem devait garder un statut international.

Précédemment, le 4 août 2017, le président américain a aussi renié l’accord de Paris sur le climat, conclu le 12 décembre 2015 sous l’égide de l’ONU (mais il est toutefois douteux qu’il ait choisi cette date en référence à l’abolition des privilèges, le 4 août 1789 !). Il est déjà arrivé que les États-Unis renient leur parole : ce fut le cas le 19 mars 1920 quand le Sénat rejeta le traité de Versailles laborieusement négocié à Paris par le président Wilson. Les conséquences en furent dramatiques : les Américains ignorèrent la Société des Nations et s’abstinrent d’intervenir face aux violations des traités qui, de proche en proche, menèrent à la Seconde Guerre mondiale.

Comment mieux signifier que les États-Unis s’affranchissent désormais de l’ordre multilatéral qu’ils ont eux-mêmes mis en place en 1945 en fondant l’ONU à San Francisco ?

Le président Donald Trump déclare désengager son pays du traité de Vienne avec l’Iran (DR)
L’« Empire nouveau » est arrivé

Aux yeux de la plupart des Européens, ces trois ruptures apparaissent insensées, contraires à l’intérêt général et potentiellement source de guerres et de désordres majeurs. Mais aux yeux de la majorité des Américains, bien au-delà de l’électorat de Donald Trump, elles paraissent raisonnables et pleinement conformes à l’intérêt supérieur des États-Unis.

S’il manque pour le moins de finesse et d’élégance, le président américain semble doué d’un flair exceptionnel pour sentir les attentes de ses concitoyens. On a pu le constater pendant la campagne électorale quand ce milliardaire new-yorkais a gagné la faveur des petits Blancs de l’intérieur, victimes de la désindustrialisation, du dumping chinois, de la financiarisation de l’économie et du recul des services publics.

On l’a encore constaté avec le désengagement de l’accord de Paris sur le climat qui rejoint les aspirations profondes de la quasi-totalité des citoyens américains, pour lesquels l’accès à une énergie bon marché est un élément non-monnayable de l’american way of life.
– Contre le climat :

C’est que les Américains ont une perception de la nature à l’opposé de celle des Eurasiens. Pendant plusieurs millénaires, Chinois, Indiens, Orientaux et Européens ont appris à gérer la pénurie dans des terroirs à forte densité humaine. En l’absence d’alternative, ils ont veillé à la conservation de la fertilité des terres et au bon renouvellement des ressources naturelles.

Rien de tel pour les colons qui ont débarqué au XVIIe siècle sur les côtes de Nouvelle-Angleterre. Ils ont découvert un Éden aux ressources en apparence inépuisables, tout juste occupé par quelques tribus d’Indiens qu’ils ont eu vite fait de chasser ou d’exterminer. Agriculteurs et artisans émérites, ils ont mis tout leurs talents dans l’exploitation de ces ressources sans jamais craindre la pénurie ou la disette. Ils se sont comportés en prédateurs, comme les chasseurs-cueilleurs de l’Âge de pierre mais avec les moyens techniques des Temps modernes.

Inédite dans l’Histoire humaine, cette mentalité de prédateur empêche aujourd’hui les Étasuniens de penser le réchauffement climatique. Comme leurs ancêtres, ils font confiance à la Providence et plus encore à leur débrouillardise pour y parer.
– Contre l’Iran :

La dénonciation de l’accord de Vienne avec l’Iran réunit aussi sinon un consensus du moins une nette majorité de l’opinion américaine. Le New York Times lui-même, journal de référence de la bourgeoisie intellectuelle de gauche hostile à Trump, a approuvé la rupture de l’accord avec l’Iran (*).

À cela une raison immédiate, l’image détestable de l’Iran aux États-Unis. Washington et ses services secrets ont longtemps vu en l’Iran un protectorat pas plus respectable qu’un quelconque État d’Amérique centrale.

Faisant fi de l’Histoire et de la culture de ce pays, autrement plus prestigieuses que la leur, ils ont pu renverser un Premier ministre réformiste en 1953, ramener au pouvoir un jeune souverain à leur dévotion et le laisser choir quand ce même souverain (le chah) s’est avisé de reprendre le contrôle de ses ressources pétrolières en 1973. Ayant ainsi malencontreusement ouvert la voie à une dictature islamiste, ils ont tenté de la renverser en lançant contre elle le dictateur irakien Saddam Hussein et n’ont fait au contraire que la renforcer. Ils ont alors connu une humiliante prise d’otages qui a marqué l’opinion publique presque aussi violemment que la guerre du Vietnam.

C’est ainsi que les Américains continuent de préférer l’alliance impie avec les wahhabites de l’Arabie séoudite à la paix avec l’Iran. Ils oublient simplement que les wahhabites, c’est le World Trade Center (3000 morts en 2001) et l’Iran le Festival de Cannes (2 films en compétition en 2018), comme le note le géographe Bernard Hourcade.
– Contre… la paix :

La dénonciation de l’accord de Vienne et l’installation de l’ambassade américaine à Jérusalem relèvent aussi d’une motivation politique plus profonde ainsi que l’avait déjà montré Emmanuel Todd en 2002 dans un ouvrage visionnaire, Après l’Empire, Essai sur la décomposition du système américain.

Selon l’historien, les États-Unis ont connu après la Seconde Guerre mondiale une phase impériale bienveillante. Portés par le prestige de leur victoire sur le nazisme et la puissance de leur industrie (près de la moitié de la production mondiale), ils ont pu ramener la prospérité en Europe occidentale et au Japon ainsi que maintenir une paix approximative dans l’ensemble de la planète. Hollywood, le rock’n roll, Coca Cola et l’american way of life ont fait rêver le monde entier, y compris les pays à gouvernement hostile.

Mais les choses se sont gâtées dans les années 1970, observe Emmanuel Todd. Les États-Unis ont reporté sur leurs alliés et partenaires le poids de leur fonction militaire, à la manière d’Athènes qui, au Ve siècle av. J.-C., imposa à ses alliés de la ligue de Délos de financer ses trières garantes de leur sécurité face aux Perses. À la différence des Athéniens, les Américains n’ont eu besoin d’exercer aucune contrainte. Ils ont usé simplement du prestige de leur monnaie, le dollar : c’est ainsi qu’au lieu d’augmenter leurs impôts pour financer la course aux armements, ils ont émis des bons du Trésor. Les banques étrangères y ont souscrit sans hésiter en se disant qu’il n’y avait pas de placement plus sûr car le « gendarme du monde » ne pouvait en aucune manière faire défaut, sauf à provoquer l’effondrement de l’économie mondiale.

Alors, les États-Unis ont vu se creuser leurs déficits commerciaux et se réduire leurs exportations industrielles. Les citoyens américains en ont largement profité avec une charge fiscale réduite et un volume de consommation très supérieur à leur création de richesse. Mais ce privilège impérial a été rendu possible parce que les États-Unis et leur puissance militaire étaient réputés indispensables à la stabilité de la planète. Or, depuis la fin de la guerre froide et plus encore depuis le début du XXIe siècle, les progrès de l’éducation et la maîtrise de la fécondité ont pacifié le monde comme jamais dans son Histoire ! Cela ne fait pas l’affaire des Américains qui pourraient craindre que leurs créanciers leur demandent des comptes.

C’est ainsi que, de bienveillant, l’Empire américain serait devenu… malveillant ! « Les États-Unis sont en train de devenir pour le monde un problème. Nous étions plutôt habitués à voir en eux une solution. Garants de la liberté politique et de l’ordre économique durant un demi-siècle, ils apparaissent de plus en plus comme un facteur de désordre international, entretenant, là où ils le peuvent, l’incertitude et le conflit » (Après l’Empire).

Déjà en 2002, Emmanuel Todd avançait l’idée que les États-Unis, pour conserver leur fonction gendarmesque, seraient conduits à affronter des acteurs mineurs (il ne s’agit tout de même pas de replonger dans les affres de la guerre du Vietnam). Et l’historien de citer l’Irak, l’Iran, la Corée du Nord, Cuba etc.
– Contre… les Arabes :

L’installation provocatrice de l’ambassade américaine à Jérusalem découle de cette politique de pompier-pyromane. Elle comble d’aise les bellicistes au pouvoir en Israël tout comme les chrétiens intégristes qui ont soutenu Donald Trump aux États-Unis. Elle éloigne encore un peu plus la perspective d’un règlement négocié sur la Palestine avec la création de deux États. Elle donne au Hezbollah chiite libanais des motifs supplémentaires d’attaquer Israël. L’Iran, du coup, pourrait se sentir obligé de soutenir son affidé et d’entrer dans un conflit frontal avec l’État hébreu que l’un et l’autre redoutent.

Mais l’affaire de l’ambassade signifie peut-être aussi le lâchage par Washington des Arabes sunnites, et de l’Arabie séoudite en premier lieu. Face au fringant prince héritier d’Arabie MBS qui se repose encore sur l’alliance américaine, les chiites et les Iraniens auront beau jeu de se présenter comme les seuls vrais défenseurs des Palestiniens et de la cause musulmane. Un coup qui pourrait être fatal à l’Arabie, déjà empêtrée dans sa guerre au Yémen.

Pour les États-Unis, ce lâchage tient peut-être à un bouleversement récent dans le domaine énergétique : avec l’exploitation intensive de leurs gisements de schistes bitumineux et de gaz de schiste, ils sont devenus très largement autosuffisants en pétrole et gaz et n’ont plus à s’inquiéter de la stabilité du monde arabe.
– Contre les « alliés » européens :

En définitive, les Américains, protégés par deux océans, n’auraient pas trop à se soucier d’un regain de troubles au Moyen-Orient et dans le Golfe Persique. Il en va différemment des Européens, d’autant que ceux-ci sont encore très dépendants du pétrole moyen-oriental.

Pour ne rien arranger, les grandes entreprises françaises et surtout allemandes ont beaucoup investi en Iran. Si elles maintiennent leurs relations avec ce pays au-delà du 4 novembre 2018, Donald Trump les a menacées de représailles financières sur leurs avoirs en dollars. Il s’agit d’une forme de protectionnisme autrement plus violente et efficace qu’une quelconque augmentation de droits de douane !

Céder à ses menaces reviendrait pour les Européens à abdiquer leur souveraineté, comme l’a bien perçu le président de la République française. « Si nous acceptons que d’autres grandes puissances, y compris alliées, y compris amies dans les heures les plus dures de notre histoire, se mettent en situation de décider pour nous notre diplomatie, notre sécurité, parfois en nous faisant courir les pires risques, alors nous ne sommes plus souverains, a déclaré Emmanuel Macron le 10 mai 2018 à Aix-la-Chapelle. Et il a ajouté : Nous avons fait le choix de construire la paix et la stabilité au Proche et au Moyen-Orient (…). D’autres puissances, tout aussi souveraines que nous, ont décidé de ne pas respecter leur propre parole. Devons-nous renoncer pour autant à nos propres choix ? »

Reste à savoir quelle suite sera donnée à ces fortes paroles. Si les Européens lâchent l’Iran et rendent les armes devant un Empire américain désormais clairement agressif, même envers ses alliés, c’en sera fini de la phraséologie sur le libre-échange, la paix, l’union, la concertation etc. Nous entrerons dans un nouveau monde dans lequel, entre les États-Unis, la Chine et peut-être la Russie, l’Europe n’aura plus sa place.
André Larané

 

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