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Vue aérienne d’une partie de cette autoroute de l’eau.   Photo : Gouvernement de la Chine

Le nord de la Chine a soif. Et pour étancher cette soif, un projet pharaonique rêvé par Mao il y a plus 60 ans achemine depuis quelques années de l’eau depuis le Sud. Ce projet est la plus grande diversion d’eau au monde.

Anyck Béraud, correspondante à Pékin

Wang Yisen est ingénieur général. Il nous guide sur l’énorme structure de métal d’un aqueduc, à une heure et demie de route au sud de Beijing.

Il explique que l’eau est acheminée vers les mégalopoles de Pékin et de Tianjin, ainsi que dans les provinces du Hebei et du Henan, grâce à un immense complexe d’ingénierie hydraulique : le projet de diversion de l’eau du sud vers le nord.

Le projet de diversion de l’eau se passe surtout sous terre à Pékin, grâce à plus d’une trentaine de kilomètres de pipelines. Ceux-ci vont alimenter le nouvel aéroport de Pékin. Photo : Radio-Canada/Anyck Béraud

Environ 80 % de l’eau du pays est concentrée dans le sud du territoire. Mais c’est dans le nord, où se trouve la moitié de la population, que l’on retrouve une bonne partie de l’activité économique et industrielle, ainsi que les deux tiers des terres fertiles : c’est le grenier de la Chine. Et il n’y pleut qu’environ quatre mois par année.

L’eau couvre plus de 70 % de la surface de la Terre, et pourtant, il s’agit d’une ressource en péril. Toute la semaine, nous explorons différents angles liés à ce sujet dans notre série « L’eau, cette ressource menacée ».

« Ça part de là », nous indique l’ingénieur en faisant remonter une baguette sur une carte. Il suit une ligne représentant le tronçon central qui part du réservoir de Danjiangkou, situé sur l’un des affluents du Yangzi Jiang, le plus long fleuve d’Asie.

Wang Yisen, ingénieur général du projet de diversion sud-nord Photo : Radio-Canada/Anyck Béraud

« Le fleuve Yangzi est riche en eau. Son flux annuel moyen est 20 fois plus important que celui du fleuve Jaune (NDLR : deuxième fleuve du pays, situé au nord). C’est l’exemple typique du déséquilibre des ressources en eau entre le sud et le nord de la Chine », précise-t-il.

À plus d’un millier de kilomètres de la source au robinet

Construction d’un pipeline pour distribuer dans Pékin de l’eau puisée à plus d’un millier Photo : Radio-Canada/Enzo Cai-qianyi

Le projet de diversion sud-nord comprend trois tronçons. Celui de l’Est (1156 km), ouvert en 2013, suit par endroits des lacs naturels et le tracé du Grand Canal impérial, un vaste système millénaire de navigation. Il compte une vingtaine de stations de pompage et il a fallu creuser un tunnel sous le fleuve Jaune.

La voie ferrée du TGV borde le réservoir de Daning en banlieue de Pékin. Le retour de l’eau a aussi entraîné le développement de projets immobiliers. Photo : Radio-Canada/Anyck Béraud

Creuser un tunnel encore plus profond pour le tronçon du Centre (1432 km), ouvert en 2014, a été une prouesse technique, assure l’ingénieur Wang Yisen. L’eau est en partie propulsée grâce au dénivelé du terrain depuis le réservoir Danjiangkou. Près de 50 millions de personnes dans 19 villes, moyennes et grandes, et dans une centaine de districts en bénéficient directement.

Le tronçon du Centre en chiffres :

  • 1237 ponts;
  • 902 canaux;
  • 27 aqueducs;
  • Coût des travaux : 40 milliards de dollars canadiens;
  • 100 000 travailleurs, au plus fort de la construction.

Source : Bureau de la diversion Sud-Nord

Quant au troisième tronçon, celui de l’Ouest, il est pour l’instant en suspens. Les autorités invoquent des raisons logistiques, parce que le tracé doit notamment traverser des zones montagneuses et un terrain accidenté.

L’aqueduc Caohe à Baoding, en Chine. Photo : Radio-Canada/Anyck Béraud

Il s’agit aussi de régions – notamment le Tibet et Xianjiang – aux prises avec des tensions entre le pouvoir central et les minorités ethniques et religieuses.

Je suis convaincu que le projet de diversion de l’eau, comme le Grand Canal impérial et la Grande Muraille, aura une page au registre historique du pays.

Wang Yisen, ingénieur général

Le rêve de Mao devient réalité

La Chine est riche en fleuves, en rivières et autres plans d’eau. Mais comme elle est aussi très peuplée – 1,3 milliard de personnes – elle possède très peu d’eau disponible par habitant. On parle même de pénurie dans plusieurs régions du Nord.

L’or bleu qui vient du Sud est une bouée de sauvetage pour Pékin. La capitale vit des crises de l’eau depuis les années 1960. Une sécheresse sévit depuis 1999. La population, sans cesse croissante, a utilisé l’eau de surface réservée pour l’agriculture, et l’eau souterraine a alors été surexploitée par les activités agricoles.

« Le Nord a besoin d’eau, tandis que le Sud en possède beaucoup. Si cela était possible, le Nord pourrait emprunter de l’eau au Sud », a d’ailleurs déclaré Mao Tsé-Toung pendant qu’il inspectait le fleuve Jaune en 1952.

Mao Tsé-Toung lors d’une visite du fleuve Jaune en 1952  Photo : Bureau du projet de diversion de l’eau du sud vers le nord

Mais il aura fallu des décennies avant que le souhait de Mao soit exaucé et que le feu vert soit donné à la construction du projet pour faire venir l’eau du sud du pays. Les responsables invoquent les innombrables discussions et études sur les impacts notamment environnementaux, et le fait qu’il n’y avait pas assez d’argent ni de technologie adéquate.

« Nous avons été prudents », soutient Jiang Chunqin. Elle est l’adjointe du bureau du Projet de diversion de l’eau du sud vers le nord, à Pékin. Nous la rencontrons à l’une des huit stations où l’eau arrive dans la capitale pour redistribution, en faisant des tourbillons et de gros bouillons dans un immense bassin.

Retour de la faune et de la flore

Penché à la balustrade près d’une immense étendue d’eau qui n’était qu’un trou de sable il n’y a pas si longtemps, Liu Jinshu montre des oiseaux sur la berge; il raconte qu’il y a parfois des cygnes. Des canards rasent l’eau avant d’y plonger. L’homme assure que le retour des oiseaux, c’est le résultat le plus visible de l’alimentation supplémentaire en eau de Pékin. Il est le directeur adjoint de ce vaste réservoir situé à 40 minutes du centre de la ville et qui sert à réguler le débit de l’eau venue du sud.

Liu Jinshu souligne que grâce à l’eau, la végétation des environs s’est développée, et que son équipe a reboisé les digues du réservoir. « Le président Xi a déjà dit que les montagnes vertes valent des montagnes d’or. Nous sommes fiers de dire qu’ici, c’est un poumon vert du sud-ouest de Pékin », lance-t-il.

Un projet critiqué

La diversion massive de l’eau n’a pas que des adeptes, notamment chez des groupes environnementaux.

Les critiques croient que ce n’est qu’une solution d’urgence, qu’il faut mieux réutiliser l’eau locale et lutter plus sévèrement contre le gaspillage. Même un vice-ministre, Qiu Baoxing, en charge de l’urbanisation, avait jugé il y a quatre ans que le projet n’était pas durable et que l’une des solutions, c’était une meilleure gestion de l’eau.

Jiang Chunqin assure que le quart de l’eau est recyclée. Et parmi les efforts contre le gaspillage, elle explique que le prix de l’eau a été augmenté pour les consommateurs. « C’est l’un des plus élevés au pays. Plus on consomme, plus le prix à l’unité est cher » dit-elle.

On a fait beaucoup de travail pour économiser l’eau, par exemple, en restructurant l’économie : des industries qui demandent beaucoup d’eau ont été déplacées. En ce qui concerne l’agriculture, il n’y a plus de rizières à grande échelle.

Jiang Chunqin, responsable du projet de diversion de l’eau

Objectif : répondre à la demande en 2050

Dans la salle de contrôle d’un réservoir en banlieue de Pékin Photo : Radio-Canada/Anyck Béraud

Debout devant les écrans qui surveillent le réservoir de Daning pour éviter que des baigneurs ou des pêcheurs ne s’y aventurent, le chef du centre de contrôle reconnaît que Pékin absorbe beaucoup plus d’eau acheminée que ce qui était prévu au départ. « L’idée initiale, c’était de se baser sur l’eau locale et celle du sud devait servir de complément. Maintenant, l’eau du sud, c’est 70 % de ce qui sort du robinet », dit Liao Qiyang.

Pas évident d’étancher la soif de Pékin, cette mégalopole qui tente de stabiliser d’ici 2020 sa population à 23 millions de résidents, un chiffre qui serait déjà officieusement atteint.

Par ailleurs, les critiques tiennent à rappeler qu’à lui seul, le tronçon du Centre a entraîné la délocalisation de plus de 340 000 personnes, de 160 entreprises et de quelque 600 sites culturels.

« J’oserais dire que seule la Chine peut faire un tel projet, dit Wang Yisen. Une grande population a été déplacée. De très vastes régions sont concernées. On constate que bien d’autres projets de diversion d’eau dans d’autres pays, sans l’accord unanime des parties concernées, ont été abandonnés. En Chine, le régime a permis un projet de cette ampleur. »

Avec la collaboration d’ Enzo Cai-qianyi

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