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En annonçant son départ du gouvernement, Nicolas Hulot a dénoncé la « présence des lobbies dans les cercles du pouvoir ». Pour l’essayiste Béligh Nabli, cela nous oblige à interroger la frontière traditionnelle entre intérêt public et intérêt privé, et la représentation de l’intérêt général par les représentants de la nation.

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En cela, l’exercice du pouvoir sous la présidence Macron vient renforcer les interrogations préexistantes sur la frontière traditionnelle entre intérêt public et intérêt privé, et celles, plus largement, qui portent sur notre conception de l’intérêt général et de l’État [2]. Dans notre culture jacobine d’inspiration rousseauiste, le pouvoir est centralisé au sein d’un État situé au-dessus des intérêts particuliers qu’il transcende, un État producteur et défenseur d’un intérêt général théoriquement distinct et supérieur aux intérêts particuliers, fondement de la spécificité et de la légitimité de l’action publique. Les Révolutionnaires de 1789 considéreraient le lobbying comme corrupteur par nature. Le légicentrisme et la fiction transcendante de l’intérêt général rejettent toute forme de particularité et contribuent à l’illégitimité du lobbying [3]. La supériorité et l’impartialité présumées de l’État légitiment sa vocation à imposer (sa définition de) l’intérêt général [4], ce conformément à la conception hégélienne de l’État tutélaire dans lequel s’incarne l’intérêt général. Celui-ci entretient en France un lien étroit avec la construction du modèle républicain peu porté à une vision libérale de la société et de l’individu. Au-delà de l’étymologie du mot – res publica est d’abord et avant tout « chose publique », par opposition à ce qui relève du privé – la République revêt une dimension axiologique, il s’agit d’un projet de société que l’État est appelé à servir. Or aujourd’hui l’idée suivant laquelle la res publica ou « chose publique » est « chose à part » est ébranlée. Pis, c’est la croyance dans la représentation de l’intérêt général par les représentants de la nation qui est questionnée dans un climat de défiance citoyenne généralisée. Signe d’un malaise sur le sens de l’intérêt commun chez ceux qui sont censés l’incarner, le Code de déontologie de l’Assemblée nationale de 2011 et la Charte de déontologie des membres du Gouvernement de 2012, ont respectivement précisé que « Les députés doivent agir dans le seul intérêt de la Nation et des citoyens qu’ils représentent » et que « Les membres du Gouvernement sont au service de l’intérêt général »…

Les lois de moralisation de 2013 et 2017 sont silencieuses ou presque sur ce point [5]… Même si les assemblées parlementaires ont pris des initiatives pour répondre aux exigences de transparence et de déontologie en la matière (registre à l’Assemblée nationale, code de conduite au Sénat) par souci d’effectivité et d’efficacité, il conviendrait d’instaurer un registre obligatoire des lobbyistes (personnes morales et/ou physiques) commun aux deux assemblées parlementaires fournissant aux citoyens un accès direct et unique aux informations sur les personnes ou organisations dont les activités visent à influencer le processus de décision de l’UE, sur les intérêts poursuivis et sur le montant des ressources qui y sont consacrées.

Au-delà de la sphère d’activité des assemblées parlementaires, il conviendrait surtout d’instaurer un registre obligatoire des lobbyistes commun à l’exécutif. En effet, l’exercice du pouvoir d’État – y compris le pouvoir législatif – se concentre sous la Ve République à l’Elysée, à Matignon et dans les ministères. Or l’exécutif en général et les cabinets présidentiel et ministériels en particulier (où sont élaborés les projets de lois et de décrets) accusent un retard certain en matière de transparence des activités de lobbying dont ils sont la cible privilégiée. La première vertu de la transparence est de dissiper les fantasmes…

 

[1] Interview sur RTL le 29 août 2018, au lendemain de la démission de Nicolas Hulot.

[2] B. Nabli, L’Etat. Droit et politique, Paris, Armand Colin, 2017.

[3] G. Houillon, Le lobbying en droit public, Paris, LGDJ, 2008.

[4] F. Rangeon, L’idéologie de l’intérêt général, Paris, Economica, 1986.

[5] Les lois de 2017 prévoient seulement que les parlementaires devront informer le bureau de leur Assemblée si, par extraordinaire, ils sont avisés que l’un de leur collaborateur travaille pour un groupe de pression… On est loin de l’encadrement strict des activités du lobbying promis pendant la campagne présidentielle par le candidat Macron.

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