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Après un rapport en 2016 sur l’islam de France et un travail en 2017 sur la politique arabe de la France, l’Institut Montaigne publie un troisième rapport consacré – non pas à l’islam – mais à l’islamisme.

Hakim El Karoui

L’islamisme porte une interprétation du monde, une vision de l’organisation de la société et un rôle donné à la religion dans l’exercice du pouvoir.

Différents courants de l’islamisme cohabitent, dont les deux principaux sont le wahhabisme et l’idéologie des Frères musulmans (frérisme). Si de nombreux paramètres les distinguent, ils poursuivent un objectif commun : faire de l’islam un cadre de vie, un projet pour l’individu et la société, visant à préserver une civilisation islamique et à établir une vision universaliste et prosélyte de l’islam. Il s’agit d’un projet total visant à codifier et normer les rapports sociaux :

  • Les rapports hommes-femmes (mixité interdite chez les wahhabites),
  • Les normes alimentaires (le halal),
  • Les normes économiques (finance islamique),
  • Les normes du rapport à l’autre (al-wala’ wa al-bara’, qui définit chez les wahhabites la séparation entre les musulmans et les non-musulmans et peut aller jusqu’au rejet total de l’autre),
  • Les normes vestimentaires et comportementales (voile, barbe).

Les idéologies islamistes sont nées et se sont développées dans des pays et des contextes particuliers et ont transformé les sociétés qui les ont vues naître : Frères musulmans en Égypte, puis dans d’autres pays du monde arabe ; wahhabisme en Arabie saoudite ; turco-islamisme en Turquie ; révolution islamique en Iran. 

Trois moments charnières

Ces matrices présentent des différences idéologiques majeures mais leurs histoires suivent des évolutions relativement proches, rythmées par des moments charnières communs :

  • Les années 1920, la fin de la Première Guerre mondiale et de l’Empire ottoman. En Turquie le sultanat puis le califat sont abolis et la République proclamée ; en Arabie saoudite, Ibn Saoud achève la conquête de la péninsule Arabique par la prise des deux lieux saints de l’islam, La Mecque et Médine ; en Égypte, une nouvelle forme de rapport à la religion apparaît en 1928 avec la création de la confrérie des Frères musulmans ; une nouvelle dynastie, les Pahlavi, émerge en Iran.
  • La fin des années 1970, le retour en force de la référence religieuse, face à des idéologies nationalistes (turque, iranienne, arabe) à bout de souffle. En 1979, la monarchie iranienne est renversée par la Révolution Islamique. En 1979, en Arabie saoudite, la légitimité du pouvoir est contestée par un groupe millénariste qui s’empare de la grande mosquée de La Mecque. En 1980 en Turquie, un coup d’État bouscule la vie politique et amorce la “synthèse turco-islamiste”, qui ouvre la voie à l’essor de l’islam politique dans le pays. En 1981, le président de la République arabe d’Égypte Sadate est assassiné par des extrémistes religieux. Enfin, le contexte international favorise la montée en puissance de l’islam politique avec l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS en 1979, suivie par l’émergence d’un djihad armé.
  • Une troisième rupture peut être identifiée en 2011 avec les Printemps arabes qui débouchent sur la victoire électorale de partis politiques liés aux Frères musulmans. Même s’ils ne parviennent pas toujours à se maintenir au pouvoir, ils sont portés par des sociétés de plus en plus conservatrices, sous l’effet également d’un salafisme importé d’Arabie saoudite. Enfin, le djihadisme, la constitution d’un État islamique autoproclamé au sein de la région, et la restauration du califat par ce dernier en 2014, continuent de poser la question du rapport entre pouvoir et religion.

Conclusions du rapport

Il ressort de cette analyse que l’islamisme est une véritable idéologie, très mal connue en Occident, un récit global qui vise à donner une explication au monde, un sens à la vie, un destin collectif aux musulmans ; il pense par lui-même avec ses propres concepts, sa grille d’analyse et sa vision du monde. Les valeurs portées par l’islamisme sont bien souvent orthogonales aux valeurs occidentales, d’où le sentiment de confrontation que beaucoup d’Occidentaux ressentent face à l’islamisme. Et ce n’est pas la peur qui doit nous guider pour imaginer une réponse. C’est plutôt la raison.

  • En France, il faut créer une institution chargée d’organiser et de financer le culte musulman (formation et rémunération des imams, construction des lieux de culte, travail théologique et lutte contre l’islamophobie et l’antisémitisme) : l’association musulmane pour l’islam de France (AMIF).
  • Par ailleurs, il est essentiel de disposer d’un discours religieux musulman en français alternatif à celui aujourd’hui dominant sur les réseaux sociaux, le discours salafiste. A l’image du dispositif PREVENT mis en place par les Britanniques, la France doit se doter de moyens et de réseaux importants pour diffuser ce contre-discours. Qui peut le faire ? Les musulmans. Ceux de France et d’Europe, qui doivent se mobiliser, malgré leurs réticences qui sont nombreuses (refus d’être renvoyé à leur identité religieuse, volonté de banaliser leur islamité, fatigue face aux querelles des responsables du culte, crainte des islamistes radicaux, etc) car la solution viendra d’eux.
  • A cela devrait s’ajouter la réinvention de la promotion du discours républicain. L’islamisme prospère sur de nombreux ressorts, parmi lesquels le sentiment, dûment relayé, d’un vide du discours public qui va bien au-delà du simple discours politique. Or, la République doit affirmer son modèle comme un modèle ouvert mais fondé sur des valeurs, des principes et des règles dont la normativité n’est pas discutable. Il est nécessaire de repenser la communication de l’État sur les valeurs républicaines, notamment sur les réseaux sociaux.
  • Il est essentiel de mobiliser le ministère de l’Éducation nationale : former les cadres et les enseignants à la laïcité qu’ils ne connaissent pas toujours. Leur apprendre à interpréter les manifestations de l’extrémisme religieux aussi. Comprendre ce qui est admissible au nom de la liberté de croyance et ce qui ne l’est pas parce que cela viole cette même liberté de croyance (qui est aussi celle de ne pas croire) est crucial. Relancer l’apprentissage de la langue arabe est majeur tant les cours d’arabes dans les mosquées sont devenus pour les islamistes le meilleur moyen d’attirer des jeunes dans leurs mosquées et écoles.
  • Au-delà de l’école et du ministère de l’Éducation nationale, l’État doit mieux s’organiser pour savoir d’abord précisément ce qu’il se passe, au-delà des questions liées directement à la sécurité et à l’ordre public. Si des mesures fortes et utiles ont été prises pour gérer les individus les plus violents, tout ce qui se situe en amont du phénomène est méconnu et peu pris en charge. L’État se doit d’améliorer la connaissance des tenants idéologiques et des aboutissants politiques et sociaux de l’islamisme, il doit aider ceux qui veulent financer des initiatives de contre-discours en français, réaliser un travail diplomatique tous azimuts, mettre en place des dispositifs et plans d’action interministériels de reconquête républicaine dans les quartiers où c’est nécessaire. Il doit enfin assurer un travail de communication intense. Ce travail de communication doit aussi encourager les musulmans modérés, jusqu’ici trop silencieux, à s’emparer des débats qui agitent l’islam.
  • La question diplomatique est également cruciale dans le dispositif de résistance à l’islamisme. Tout d’abord, un travail d’explication doit être entrepris vis-à-vis des pays qui financent et tentent de contrôler leur communauté d’origine tout en ayant des leviers politiques sur la France. Il convient aussi d’assurer avec l’Arabie saoudite que l’AMIF aura un rôle central dans l’organisation du pèlerinage. Il faut enfin que les musulmans de France puissent dialoguer avec les États musulmans sur des questions théologiques : ce qui est valable en Turquie ou en Arabie saoudite ne doit pas être pris pour argent comptant en France.
  • Plus largement, une coopération religieuse avec le Maghreb et les pays du Golfe est à envisager sérieusement. Nous avons donc des intérêts communs dans le champ religieux. Dès lors, la coopération devrait se pencher, outre le développement d’un contre-discours face aux terroristes et l’organisation du pèlerinage, sur un travail théologique dont l’objectif serait de trouver les bonnes réponses aux concepts salafistes saoudiens qui posent tant de problèmes en France. C’est le paradoxe de la situation : la propagande saoudienne est à l’origine du développement du salafisme. Mais, l’on ne combattra pas efficacement le salafisme sans l’Arabie saoudite. L’arrivée de Mohamed Ben Salman, le prince héritier, est de ce point de vue une opportunité (même s’il faut rester prudent et juger sur les faits et pas seulement sur les paroles et les intentions).
  • Enfin, la montée de l’islamisme est également un sujet européen. Il mérite la mobilisation des institutions, notamment le Service Européen pour l’Action Extérieure (SEAE), pour faire évoluer leur façon d’aborder la problématique et s’atteler à partager les enseignements et bonnes pratiques de chaque membre. L’Union européenne se doit de regarder de plus près le fait islamiste et ne pas uniquement se concentrer sur le partage de renseignements et la coordination de la menace terroriste dans ses pays membres. C’est aussi au niveau européen qu’un travail diplomatique et théologique réunissant des leaders religieux, islamologues et théologiens doit être enclenché pour permettre l’émergence d’un débat sur les questions théologiques conflictuelles. C’est au niveau européen qu’un travail de formation des cadres religieux peut être engagé. L’Europe doit s’emparer de la question de l’islam, sans passion ni haine mais avec exigence et raison : c’est l’intérêt des musulmans d’Europe qui doivent échapper à l’emprise des pays d’origine et à l’emprise islamiste, c’est l’intérêt aussi de l’Europe tant la question de l’islam et la peur que cette religion suscite est devenue commune et centrale dans le débat politique continental.

http://www.institutmontaigne.org/publications/la-fabrique-de-lislamisme