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Entretien de Jean-Pierre Chevènement au Monde des Religions, propos recueillis par Virginie Larousse, édition de septembre-octobre 2018.
On ne présente plus Jean-Pierre Chevènement. Actif dans la vie politique française depuis les années 1970, ce républicain convaincu a assumé une multitude de fonctions, de député à ministre, de maire à sénateur, en ayant à cœur de ne jamais trahir ses convictions, quitte à en payer le prix. « Un ministre, ça ferme sa gueule. Si ça veut l’ouvrir, ça démissionne », avait-il déclaré en 1983. Président de la Fondation de l’Islam de France depuis deux ans, il nous reçoit pour défendre sa vision d’une République farouchement laïque, tout en étant capable de laisser s’exprimer cet « élan religieux qui a sa place dans la vie de l’humanité ». Rencontre avec un héritier de Jaurès.
Le Monde des Religions : Cela fait deux ans que vous êtes à la tête de la Fondation de l’islam de France. D’où vous vient cet intérêt pour le monde arabo-musulman ?
Par la suite, je me suis porté volontaire pour occuper le poste de chef du cabinet du préfet d’Oran, qui m’a confronté aux événements ayant conduit à l’indépendance le 5 juillet 1962. La ville était tenue par l’OAS qui nous prenait quotidiennement pour cible. La formule de De Gaulle est devenue mon viatique : « Puisque l’Algérie veut devenir indépendante, il vaut mieux que ce soit avec la France que contre elle ». Ce n’est donc pas par hasard que je suis président de l’association France-Algérie depuis 2011. Pour autant, je m’intéresse au monde arabo-musulman dans son ensemble, d’autant que ma femme est égyptienne. Juive égyptienne, plus exactement, avec de beaux yeux verts (rires). J’ai parcouru à peu près tous les pays du monde arabe, comme ministre ou comme touriste !
Vous parlez d’ « islam éclairé », mais force est de constater qu’aujourd’hui, l’islam inspire la crainte à nombre de nos contemporains. Vous-même, quel regard portez-vous sur la religion musulmane, et plus largement d’ailleurs, sur toute forme de spiritualité ?
J’ai accepté la fonction de président de la Fondation de l’Islam de France par défaut, dirais-je, l’islam dans notre pays étant constitué de telle manière que les concurrences nationales y sont très vives. Faire appel à moi était une manière de contourner les difficultés qui auraient émané de la nomination d’un Algérien, d’un Marocain ou d’un Turc. Lorsque Bernard Cazeneuve m’a sollicité au lendemain des attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan, je n’ai pas cru pouvoir refuser cette mission, qui consistait à contrarier les risques de surenchères, voire de guerre civile.
Pur produit de l’école publique, je suis un républicain laïc, ce qui ne veut pas dire que je suis contre la religion. J’ai conscience que ma sensibilité a été modelée par la religion catholique, celle de ma famille, et j’assume ce double héritage. Comme Jaurès, je pense que l’élan religieux a sa place dans la vie de l’humanité, dont il peut constituer une dimension forte. Des personnes trouvent dans leur foi un élan extraordinaire qui les pousse au service des autres. Concernant la Fondation, ma fonction ne m’amène pas à m’immiscer dans les affaires religieuses de l’islam. Naturellement, je suis sensible à l’élan spirituel, quand il existe. Mais il n’existe pas toujours, l’islam étant une religion de la loi, qui repose trop souvent sur une codification assez stricte – et même trop stricte, le développement des courants fondamentalistes ayant fait des notions de haram et halal la distinction de base. Pour moi, c’est une vision un peu desséchée…
Quel est le champ d’action de la FIF ?
Face à ce problème de la formation des imams, pensez-vous qu’il faille remanier la loi de 1905, de façon à ce que l’État ait son mot à dire dans le choix des ministres du culte ?
La loi de séparation de 1905 est intervenue à un moment où il n’y avait quasiment pas de musulmans en France. Par conséquent, l’État n’a pas eu, si j’ose dire, le loisir d’organiser la religion comme il l’a fait pour le judaïsme et le protestantisme. L’Église catholique s’avère aujourd’hui très satisfaite du régime de la séparation – d’autant que la loi de 1905 a été appliquée très souplement. Voyez l’exemple des aumôneries, des écoles confessionnelles conventionnées, etc. Autant de mesures qui montrent que le principe de la séparation a été appliqué de manière pragmatique. Je suis donc partisan d’une interprétation relativement souple de loi de 1905.
Il ne faudrait pas que l’on puisse dire de la laïcité ce que l’on disait de la morale de Kant : elle a les mains blanches, mais elle n’a pas de mains. Au nom de la laïcité, l’État ne pourrait pas intervenir pour assurer une formation supérieure de théologie musulmane. Or, c’est parfaitement légal en Alsace-Moselle sans qu’il soit nécessaire de changer la loi. Mais on n’ose pas le faire. Je ne pense pas que l’on porterait atteinte aux principes de la laïcité en créant une faculté de théologie musulmane à Strasbourg, sachant qu’il en existe déjà une pour la théologie catholique et une pour la théologie protestante. De la même manière pourrait-on, pour un temps limité, offrir les concours des services fiscaux pour la récupération d’une contribution halal, qui donnerait la possibilité de rémunérer dignement les imams et de soutenir financièrement leur formation. En un mot, il faut que la laïcité puisse être organisée, dès lors que l’intérêt public et la sécurité publique sont en jeu.
La montée du fondamentalisme religieux est souvent attribuée à un déficit de sens dans nos sociétés matérialistes. Quelle transcendance un pays laïque et volontiers antireligieux comme la France peut-il proposer à ses citoyens ?
Cela ne veut pas dire que le croyant ne peut pas trouver dans sa foi les sources de la motivation de ses actes ; mais il lui est demandé de manifester ses croyances, dans l’espace public, d’une manière qui fasse appel à la raison naturelle. Historiquement, les religions ont été un facteur moral d’élévation de l’humanité, et je considère qu’elles peuvent le rester. Ce qui ne veut pas dire qu’elles conduisent toujours au bien… Voilà une conception de la laïcité qui n’est pas caricaturale, car il ne faut pas non plus tomber dans l’extrême inverse : la laïcité n’a jamais tué personne. Sa dimension culturelle étroitement corrélée avec l’idéal des Lumières est souvent mal comprise. Il existe évidemment des interprétations idiotes de la laïcité. D’aucuns, en particulier, la confondent avec l’athéisme ou l’agnosticisme…
On vous a beaucoup reproché d’avoir invité les musulmans à la « discrétion ». Est-ce un appel à privilégier l’esprit plutôt que la lettre ?
Vous vous définissez volontiers comme patriote. Quelle distinction faites-vous entre le patriotisme et la défense de l’identité nationale – bien souvent religieuse – de la France ?
Le patriotisme s’oppose au nationalisme. L’identité peut être conçue comme une machine de guerre contre l’étranger lorsqu’elle est envisagée de manière fermée. Or, je préconise une vision ouverte de l’identité, c’est-à-dire en perpétuelle recomposition, qui tolère parfaitement les cultures d’apport, dès lors que la culture française reste structurante. Si la France porte un nom d’origine germanique, sa langue est d’origine latine – donc italienne –, et sa religion historique est d’origine palestinienne. À cet égard, je trouve ridicule de continuer cette querelle sur les racines chrétiennes. Il est évident que la France a des racines chrétiennes, tout comme elle a des racines celtes, grecques, latines, revivifiées au siècle des Lumières. Je me sens redevable de l’héritage de Rome, d’Athènes et de Jérusalem. Dans ce dernier héritage se trouve le christianisme, mais aussi le judaïsme. C’est une clé pour comprendre l’islam, troisième monothéisme.
Source : Le Monde des Religions