Le phénomène « PasDeVague » dénonçant un certain aveuglement volontaire face à la violence dans nos écoles, fait écho à celui, comparable, qui s’applique à la communautarisation de divers espaces de la République, de la prison à l’entreprise en passant par les services publics, ou encore aux violences faites aux femmes avec #MeToo. Pourquoi est-il si difficile de parler de certains faits sociaux à l’œuvre dans notre pays ? Le sentiment d’une grande lâcheté ne finit-il pas par l’emporter sur l’illusion d’une société encore sous contrôle ?
Michel Maffesoli : Plutôt que de parler de communautarisme, j’aimerais que l’on imagine que chaque école forme dans son quartier une communauté avec les parents, les élèves, les enseignants.
Nous changeons de monde et nous raisonnons encore avec les catégories de l’ancien monde.
C’est ainsi qu’alors que de toutes parts se développe l’idéal communautaire, le besoin de solidarités de proximité, le besoin d’appartenance à de petits groupes, ce que j’ai appelé la tribalisation de la société postmoderne, nous nous crispons sur le vieux modèle du contrat social liant entre eux des individus autonomes.
Et tout regroupement communautaire, alors qu’il s’agit rarement de regroupements ethniques, mais souvent de passions communes, artistiques sportives, religieuses etc. est taxé de communautarisme.
De même le formidable échec de l’enseignement primaire et secondaire dans sa fonction de socialisation des jeunes est interprété comme un phénomène de violence de ceux-ci, auquel il ne faudrait répondre que par une augmentation du nombre de policiers, de places de prison et en général de punitions. Surveiller et punir, Michel Foucault a bien montré à quoi se réduisait l’idéal progressiste de la modernité.
Il se trouve qu’en cette période postmoderne, cette répression est inefficace.
Bien sûr les faits de violence d’élèves par rapport à leurs enseignants ont sans doute augmenté par rapport à une époque, dans laquelle il faut le dire seuls dix pour cent d’une classe d’âge suivait un enseignement secondaire.
Dès lors ne devrait-on pas, au contraire de cette condamnation abstraite d’un communautarisme supposé, se demander pourquoi il y a un tel fossé entre l’école et ses usagers, pourquoi il n’y a pas plus de proximité entre les enseignants et les élèves et leurs parents.
L’école, parents, enfants, enseignants et personnels scolaires ne souffrent-ils pas plutôt d’une absence d’appartenance à une communauté ? Quand la laïcité devient laïcisme et refus intolérant de toute manifestation d’une appartenance religieuse, quand les enseignants et les parents ne savent que se renvoyer les uns aux autres la responsabilité éducative, quand pour beaucoup d’enfants la classe n’est plus que l’attente de la fin de l’obligation scolaire, quand comme le disait déjà Marc Bloch, on ne forme pas les élèves, on les prépare à de examens et concours, doit-on s’étonner que les élèves s’agitent, et finissent par être agressifs ?
Alors que dans tous les secteurs, le travail en équipe, le travail collaboratif se développe, dans l’enseignement, le professeur est seul face à une classe, composée d’individus autonomes.
Qu’a-t-on proposé aux enseignants qui ne peuvent pas se faire entendre dans des classes dont la majorité des élèves se lève et parle continuellement ? qu’a-t-on offert aux enfants des quartiers difficiles qui voudraient profiter de l’enseignement, mais qui n’arrivent pas à travailler dans cette atmosphère survoltée ? Sait-on que dans nombre de classes, chaque enseignant doit exclure deux à trois élèves par cours pour pouvoir tenter de travailler ?
Et face à cela que propose l’institution ? des réformes continuelles des programmes, des gadgets tels la semaine de quatre ou cinq jours, des déclarations républicaines en diable.
A-t-on imaginé qu’on pourrait mettre devant une classe un enseignant et un ou deux assistants, pour permettre un travail différencié selon le niveau des groupes d’élèves ? A-ton pensé qu’on pourrait travailler sur une amélioration du cadre de vie des élèves, leur offrir des horaires stables (entrée et sortie aux mêmes heures chaque jour), des locaux adaptés (à chaque classe sa classe) ? A-t-on aidé les équipes éducatives qui tentent véritablement de développer une autre manière de former ces jeunes dont ni les familles, ni le contexte ne ressemblent en rien à ce qu’ont connu leurs aînés ?
C’est cela un idéal communautaire : adapter l’action publique à chaque situation, à chaque lieu, permettre que l’école dans son quartier soit une communauté de vie.
Et non pas exacerber les conflits et la répression.
Edouard Husson : Le linguiste John Austin (1911-1960) a prononcé une célèbre série de conférences à Harvard en 1955, publiées après sa mort, en 1962 sous le titre Quand dire c’est faire. La pensée d’Austin se déployait dans le monde d’avant 1968, un monde où existait une parole d’autorité: magistère de l’Eglise, “verbe gaullien”, cours magistral. Un intellectuel pouvait critiquer un ministre mais l’on considérait qu’il parlait lui aussi d’autorité. “1968” a sapé le discours d’autorité et donc empêché de plus en plus ce qu’Austin appelle discours performatif: sauf dans le monde de l’entreprise, dans une certaine mesure. Après la mort d’Austin on a réclamé “le droit à l’incohérence”, on a nié le principe d’identité (si A est A alors A n’est pas B). Progressivement la vie politique est tombée sous l’emprise de la communication. Pendant longtemps le débat politique s’était déroulé entre les réalistes (la droite) pour qui les mots essaient de dire les choses le plus exactement possibles et les nominalistes (la gauche) qui croient que les mots ont le pouvoir de transformer les objets. Soudain est advenue une ère ou les mots n’ont plus de correspondance avec la réalité.
Le plus frappant dans ce qui se passe depuis quatre jours dans le monde de l’école, c’est que le Ministre doive rappeler à l’application d’une mesure qu’il a lui-même promulguée il y a quelques semaines: l’interdiction des smartphones dans les écoles. Vous pourriez penser, naïvement, que lorsque le Ministre décide, toute la chaîne hiérachique de l’Education Nationale se met à fonctionner: recteurs, inspecteurs, proviseurs, professeurs appliquent aussitôt la mesure du Ministre. Eh bien non! La parole politique n’est plus performative. Cela fait longtemps et, selon une ironie fréquente de l’histoire, c’est au moment où un ministre plus ferme essaie de reprendre les choses en main que le dysfonctionnement profond du système apparaît. Remontent à la surface des décennies d’autorité moquée, ce que vous appelez la lâcheté, mais qui sont aussi des dénis de réalité. Les deux avancent de paire dans le monde cauchemardesque du “droit à l’incohérence” que réclamaient les zozos et les zozottes, enfants de la bourgeoisie, qui confondaient la police de la République et les escadrons de la mort hitlériens en criant “CRS/SS”