
En ce centième anniversaire de l’armistice de 1918, l’historien explique, pour Le Figaro, l’importance majeure de la Grande Guerre dans la sensibilité et l’imaginaire des Français
Historien de premier plan, fondateur de la revue Le Débat, Pierre Nora a dirigé l’ambitieuse entreprise des Lieux de mémoire, œuvre collective en sept volumes, parus de 1984 à 1992, dans laquelle plus de cent historiens évoquent les monuments, les fêtes, les symboles, les manuels et les personnalités qui ont façonné la mémoire nationale.
LE FIGARO. – La Première Guerre mondiale figure-t-elle encore au premier rang des événements qui composent la mémoire collective des Français?
Pierre NORA. – Incontestablement. La guerre de 1914-1918 affecte en profondeur la société française. Toutes les familles ou presque ont perdu un des leurs, voire plusieurs, pendant ce conflit. En visitant les villages de notre pays, lorsqu’on contemple les monuments aux morts de 14-18, on est frappé par le nombre des tués. Certaines familles ont perdu six ou sept personnes – le père, les fils, les oncles. On ne peut qu’être bouleversé devant une telle hécatombe.
Outre les 1.400.000 morts et les mutilés, rappelons le nombre de veuves et
d’orphelins. La nation tout entière fut endeuillée. Des souvenirs de famille ont été transmis de génération en génération. Le nord-est de notre pays présente encore la marque des combats. Chaque commune comporte une avenue ou un boulevard de Verdun. La Grande Guerre, c’est le plus grand effort que la nation française ait fait sur elle-même. Guerre totale impliquant à la fois des nations et des sociétés, elle fut à la fois la dernière guerre paysanne et la première guerre industrielle et moderne.
Une question anthropologique nous taraude: comment les Français, comme les autres belligérants, sont-ils passés en quelques semaines de la Belle Époque à l’extrême violence? Mais 14-18, c’est aussi le souvenir d’un pays unifié. La mémoire de la Première Guerre mondiale rassemble les Français, alors que celle de la Seconde les a laissés divisés. Enfin, depuis la chute du mur de Berlin, puis la fin de l’URSS, la conscience s’est imposée que le XXe siècle tout entier a été conditionné par la Grande Guerre et la mauvaise paix de 1919. Tous les chemins du siècle nous ramènent à ce cataclysme matriciel.
«Toute commémoration est une transformation de l’événement passé au service des besoins du présent. Il en a toujours été ainsi»
Pierre Nora
Que faut-il commémorer, ce 11 novembre 2018? La victoire et l’héroïsme des soldats français de l’époque? La fin d’une guerre civile européenne? Les prémices de la Deuxième Guerre mondiale que porteraient en germe les clauses de l’Armistice et le traité de Versailles?
Tout cela à la fois et encore plus. Le 11 novembre demeure une date absolue de notre histoire, la seule avec le 14 juillet. Aucune ne reste aussi sensible en France.
Pour autant, toute commémoration est une transformation de l’événement passé au service des besoins du présent. Il en a toujours été ainsi. Jusque dans les années 1960, les commémorations de la Grande Guerre étaient vouées au culte des héros, à la transmission des valeurs patriotiques à la jeunesse, à la célébration de la nation et à l’entretien du sentiment de continuité de l’histoire de France. Avec la tombe du soldat inconnu, l’Arc de triomphe – inauguré par Louis-Philippe en 1836 et consacré initialement aux combats de la Révolution et de l’Empire – a trouvé sa destination nationale. C’est en 1966 que, pour la première fois, d’anciens combattants allemands ont été invités à Verdun par le comité du souvenir aux côtés d’anciens combattants français. Après un moment de perplexité, ils sont tombés dans les bras les uns des autres.
Le discours de nos présidents a aussi évolué. En 1964 encore, pour le
50e anniversaire du début de la Grande Guerre, de Gaulle a présenté encore tous les soldats français tués en 14-18 comme des héros de la nation. À peine trente-six ans plus tard, le 26 juin 2000, lors d’une visite d’État en Allemagne, Jacques Chirac a déclaré, au sujet de la Première Guerre mondiale: «Trois millions de soldats, allemands ou français, ont été tués, pour rien.» Pour sa part, François Hollande, en 2014, lors de la commémoration du centenaire de 1914, a jugé qu’ils avaient été «tous victimes d’un tragique engrenage». Quoi qu’il en soit, le cycle de
commémoration du centenaire de la Grande Guerre, commencé voilà quatre ans en 2014, et qui va s’achever le 11 novembre, me paraît avoir été de grande qualité. Il était difficile de faire mieux. Au reste, ce qui surdétermine le 11 Novembre, c’est sa tradition même. À mesure que les années ont passé, ce jour-là, un rituel immuable s’est imposé. Les Français ont fini par commémorer la commémoration elle-même.
Le regard porté par les Français sur les soldats tués en 14-18 a-t-il évolué au cours du temps?
Plusieurs périodes doivent être distinguées. L’entre-deux-guerres est
marquée par le deuil et la célébration de l’héroïsme des soldats morts pour la France. Dès la guerre et dans l’immédiat après-guerre, l’expérience vécue est restituée par certains livres très significatifs, comme Le Feu d’Henri
Barbusse , prix Goncourt 1916, et Les Croix de bois de Roland Dorgelès, prix Goncourt 1919. Ils sont suivis d’un cortège de souvenirs immédiats, comme
Les Éparges et Ceux de 14 de Maurice Genevoix .
Les années 1930 marquent un tournant. Dès 1929, Témoins , de Jean Norton Cru, livre une analyse critique de tous les témoignages antérieurs sur le conflit. Dans le domaine de la littérature, Voyage au bout de la nuit
, paru en 1932, est la première vision totalement noire, indignée et critique de 14-18. Dans la vie politique de l’entre-deux-guerres, d’ailleurs, le
pacifisme est alors puissant.
Cela dit, si l’on considère la société française dans son ensemble, dans les années 1950 encore, beaucoup d’écoliers allaient en cortège au monument aux morts du village avec leurs instituteurs pour écouter avec recueillement l’énumération des soldats morts pour la France par les anciens combattants. Les générations suivantes, en revanche, éprouvent un sentiment de stupeur, d’horreur et d’incompréhension envers la Première Guerre mondiale.
Peu à peu, en effet, la société française s’est arrachée au monde qui permettait de comprendre 14-18. En outre, après 1962, la guerre a disparu de l’horizon des Français. Ainsi, depuis les années 1980, les poilus sont souvent perçus comme des victimes broyées par une fatalité absurde. Le regard de notre époque sur le premier conflit mondial est devenu dépréciatif. Il est détaché de toute idée d’héroïsme. L’attribution du prix Goncourt 2013 au roman de Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut, a été un indice de l’évolution du regard porté sur la guerre de 14.
Cet ouvrage est en harmonie avec le victimisme contemporain. L’histoire n’a plus de héros, simplement des victimes.
La perception de la Grande Guerre par les historiens a-t-elle elle aussi
changé?
Jusqu’aux années 1950, les historiens ont surtout débattu des responsabilités des différents États dans le déclenchement du conflit et se sont consacrés à l’étude militaire du conflit. Le premier livre d’histoire sur 14-18, La Crise européenne et la Première Guerre mondiale , est paru en 1934. L’auteur, Pierre Renouvin, fut une figure de l’université. Il était à la fois témoin, acteur et victime de son sujet d’étude, puisqu’il avait perdu un bras à la guerre et avait été gazé. Des générations d’étudiants en histoire ont suivi ses cours, des années 1950 à 1970, et furent marquées par sa voix.
En 1959, un livre a marqué un tournant,Vie et mort des Français, 1914-1918
,d’André Ducasse, Jacques Meyer et Gabriel Perreux, trois normaliens anciens combattants. C’était le premier travail historique sur les souffrances individuelles causées par le conflit. Il avait été refusé par tous les éditeurs, eux aussi anciens combattants. Ces éditeurs jugeaient qu’il n’était pas souhaitable d’évoquer ces aspects de la guerre, car on courait le risque de démoraliser le pays. Leur réaction était une forme de pudeur face au drame collectif qu’ils avaient eux-mêmes vécu. Maurice Genevoix préfaça l’ouvrage, et il dut peser de toute son autorité pour l’imposer.
Dans les décennies suivantes, l’intérêt pour le vécu individuel de la guerre n’a fait que s’accentuer. De nouvelles générations d’historiens se sont succédé,notamment Antoine Prost, Jean-Jacques Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau, qui a tant fait pour l’étude des enfants dans la guerre ou encore des gueules cassées.
En 1992, l’inauguration de l’historial de la Grande Guerre à Péronne a représenté une nouvelle étape. C’était la première fois qu’un musée était entièrement consacré à ce conflit. Une équipe d’historiens des différents pays belligérants – français, allemands, britanniques – a œuvré à ce projet. Le regard sur la guerre de 14-18 s’est fait ethnologique. On étudie désormais tous les aspects du conflit:
les sentiments des combattants, les armes, les blessés et mutilés, la mobilisation des populations civiles, la dimension sociale de la guerre. Ce basculement historiographique est intervenu alors que la guerre de Balkans ramenait l’attention sur la Bosnie-Herzégovine et sur la ville de Sarajevo, où tout avait commencé en juin 1914. C’était aussi l’année du traité de Maastricht, animée par le projet d’effacer les frontières nationales que les combattants de 14-18 avaient voulu défendre.
«Les soldats de la Grande Guerre acceptaient l’idée de mourir pour la patrie. Ils pensaient que leur mort avait un sens»
Pierre Nora
Comment comprendre et restituer le passé sans le travestir, sans projeter sur lui notre propre sensibilité et se laisser aller à des jugements moralisateurs?
C’est la question même de l’histoire comme sensibilité au passé et comme
discipline intellectuelle et scientifique. Il est inévitable de projeter sur le passé notre sensibilité contemporaine. Le travail de l’historien, cependant, consiste à lutter contre ce sentiment spontané, prendre du recul par rapport à l’affectivité que le passé inspire. Son rôle est de restituer le contexte et les sensibilités de l’époque, d’expliquer la différence des temps et des mentalités.
Pour comprendre 14-18, l’obstacle le plus difficile est que nous vivons dans une société où l’individu prime la conscience du collectif, alors que, à l’époque, le collectif national dépassait la conscience de l’individu. L’historien est obligé de reconstruire le socle même où a pu naître un sentiment aujourd’hui difficile à comprendre: les soldats de la Grande Guerre acceptaient l’idée de mourir pour la patrie. Ils pensaient que leur mort avait un sens.
Les commémorations n’ont jamais été aussi nombreuses, et pourtant la
connaissance de l’histoire de France recule de façon spectaculaire parmi les jeunes générations. On peut être bachelier avec mention très bien et ignorer ce qu’est la bataille d’Austerlitz. Comment expliquer ce paradoxe?
Dès 1969, l’enseignement de l’histoire comme discipline autonome a été effacé de l’école primaire et fondu dans les activités d’éveil. Puis, dans les années 1980, les Annales ont légué au collège et au lycée une catastrophe: la fin de la chronologie et le passage à une étude thématique de l’histoire.
Corrélativement, le passé s’est éloigné. Les plus jeunes n’éprouvent plus le
sentiment d’une continuité historique de Jules César à Napoléon, auparavant si vif. La coupure est nette. La dictature du présent et l’oubli de la longue durée entraînent la fin de ce qui a été le ressort de la transmission: le sentiment de la dette. La conviction, qui a pesé sur les hommes pendant des siècles, que nous devons à nos parents et à nos ancêtres d’être ce que nous sommes. Les Français de 2018 ne se perçoivent plus comme les débiteurs de leurs devanciers. Un jeune homme de vingt ans n’éprouve plus ce sentiment très fort envers l’histoire de son pays. Le rapport au passé, quand il existe, a complètement changé.
En outre, si l’on entend chaque jour que l’histoire de France est criminelle et ne sert à rien pour exercer une profession, à quoi bon l’apprendre? Toutes ces raisons concourent à expliquer pourquoi il est devenu si difficile d’appréhender le patriotisme des soldats français de la Grande Guerre. Le rôle de l’historien est d’expliquer leur système de valeurs et de le faire, sinon admirer, du moins comprendre et respecter.